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samedi 16 août 2014

Les "paniers percés".

Les "paniers percés".


M. Magnaud, président du tribunal de Château-Thierry, vient de réhabiliter les "paniers percés" en refusant de donner un conseil judiciaire à l'un de ses justiciables qui a dilapidé son patrimoine.
Voici quelques-unes des raisons qui ont guidé le président Magnaud dans le prononcé de son jugement:
Attendu, en effet, que l'un des principes fondamentaux de notre état social réside actuellement dans l'intangibilité du droit de propriété;
Qu'enlever à un citoyen, qui n'est ni en état de démence, d’imbécillité ou de fureur, mais simplement prodigue, la libre disposition de ses biens, c'est porter une grave atteinte à ce principe;
Qu'à ce point de vue, la dation d'un conseil judiciaire étant une restriction des plus importantes au libre exercice du droit de propriété, doit être rejetée;
Attendu, en outre, que, dans l'intérêt du bien être général, il importe que les capitaux, surtout lorsqu'ils sont considérables, ne restent pas concentrés et immobilisés dans les mêmes mains et soient au contraire mis en rapide circulation;
Que c'est actuellement le seul moyen de faire participer le plus grand nombre à la fortune publique et de favoriser le retour à la masse de ce qui, depuis une ou plusieurs générations, en était sorti au profit d'un seul;
Qu'un conseil judiciaire se comprendrait bien mieux pour l'avare, qui, en se privant sordidement de tout, frustre ainsi, chose bien plus grave, la collectivité humaine du bien-être que, pour certains de ses membres vivant de leur travail ou de leur industrie, elle est, par la force des choses, en droit d'attendre d'une circulation au moins normale des capitaux;
Attendu, d'ailleurs, que dans la plupart des cas, une pareille demande n'a pour but que de satisfaire les appétits de parents intéressés, soit directement, soit indirectement, à ce que la fortune qu'ils convoitent ne passe pas en d'autres mains...

Par ces motifs le tribunal déclare qu'il n'y a pas lieu de pourvoir le sieur B. d'un conseil judiciaire.






Prodigues par gourmandise.

Le président de Château-Thierry n'avait à connaître que les folles dépenses commises par un sieur B., modeste vigneron, un tout petit "panier percé". L'histoire ancienne et la chronique moderne nous ont conté les hauts faits de prodigues de tout autre envergure.
Chez les romains, Apicius, l'empereur des gourmands, mit fin à ses jours, quand il ne disposa plus que de deux millions de rente. Le pauvre homme s'estimait ruiné! Bien manger était alors le luxe, le "chic" suprême. Calligula dépensait 750.000 francs en un déjeuner. Et les mauvais soupers d'Héliogabale valaient environ 50.000 francs. Il faut dire que ces dieux de la table envoyaient des navires ou de véritables expéditions sur tel ou tel point du globe, à la conquête de quelque mets particulièrement recherché.
De notre temps où la marée arrive toujours à point, ou à peu près, l'Anglais Rogerson a dépensé pour les joies de la bouche quatre millions par an. Ce gourmet émérite entretenait dans tous les pays du monde des envoyés dégustateurs. Chaque jour arrivaient, à son intention, à Londres, les poissons les plus rares ou les plus exquis, des fruits merveilleux, toutes les "bonnes choses" du globe. Et, comme dit maître François Coppée, "je ne trouve pas cela si ridicule"!
Une armée de cuisiniers commandés par les plus illustres disciples de Carème vivait de la gourmandise de Rogerson.
Un jour vint où ce délicat mangeur se trouva sans revenus et sans table. Logé dans une misérable chambre d'hôtel garni, il ne regretta rien de sa vie passée. Et de sa dernière pièce de monnaie, il acheta chez un marchand de comestibles un petit pâté d'alouettes et déjeuna d'un fort bon appétit. Puis, son revolver aidant, il s'en fut souper chez Pluton!


Les gaspilleurs de millions.

Les prodigues qui dilapident leurs richesses pour contenter leur estomac sont quelque peu excusables. Mais ceux qui éparpillent leur argent, comme une poule disperse les graviers à coup d'ergot, agissent en simples toqués. Car ils ne songent pas du tout, selon l'expression du bon juge de Château-Thierry, à "faciliter le retour à la masse de ce qui en était sorti au profit d'un seul"; ces gaillards là ne s'embarrassent pas de pensées philosophiques.
Quand l'Anglais Ball Hugues entra en possession d'un héritage qui lui donnait un million de rente, il courut au cercle pour miser sur une seule carte vingt-cinq mille francs. Et il perdit en une heure ce que ses terres et propriétés lui rapportaient en une année.
Tout heureux de ce sensationnel début dans la grande noce, il acheta trois jours après pour deux millions de diamants dans le seul but d'offrir des épingles de cravate à ses amis. Et une dame dont il prisait la conversation, reçut un magnifique collier valant 425.000 francs. A courir si vite la poste, Ball Hugues fit la culbute en moins de 365 jours. Et il ne s'était pas amusé!
Un certain marquis d'Hasting réussit à étonner les "paniers percés" eux-mêmes.
Seigneur de douze millions de revenus, ce gentleman, en moins de trois ans, réussit à se défaire des immenses domaines que lui avaient légués ses ancêtres en Ecosse et dans le comté de York.
Le marquis d'Hasting ne se dépensait pas en frais d'imagination. Il n'inventa nulle recette pour se dépouiller de son patrimoine. Il jouait tout simplement; Mais dans une réunion à Epsom il laissa trois millions de francs. Et il se tailla au club "une culotte" de quarante-cinq mille louis.


Les prodigues nouveau jeu.

L'Amérique, qui se vante, avec raison, d'étonner le vieux monde, a produit une race de prodigues... supportables. On sait que les milliardaires vivent en assez grand nombre outre-Atlantique pour constituer un cercle très important.
Les rois de l'or, du cuivre, des chemins de fer, les empereurs du pétrole, du jus de viande, du porc salé et du lard fumé, dont les jeunes nobles français recherchent tant les filles en mariage, jouissent de revenus que leur envieraient certains petits Etats européens. Comment les dépenser?
Ces gens pratiques ont trouvé la bonne formule. Quelques-uns se sont faits les protecteurs des œuvres utiles à tous. L'un dote les facultés d'étudiants. L'autre construit à ses frais des hôpitaux-modèles sur tout le territoire des Etats-Unis. Et ce n'est déjà pas une si bête manière de se faire pardonner des milliards peut être trop rapidement acquis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 5 avril 1903.

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