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dimanche 29 mai 2016

Les bourriquiers d'Egypte.

Les bourriquiers d'Egypte.


Tandis que l'Occident est sillonné de voitures, et que le chiffres de ces ingénieux moyens de transport augmente rapidement dans toutes les grandes villes d'Europe, l'Orient en est encore réduit au chameau, au cheval et au baudet. Au Caire, dans la capitale de l'Egypte, on compte à peine deux ou trois carrosses appartenant au grand-pacha, et les cabriolets de Clot-bey, Gaetant et Soliman-pacha. A Alexandrie, ville à moitié européenne, on ne voit guère qu'une trentaine d'équipages; il est vrai qu'il n'y a pas de route dans la campagne, et que dans les villes la plupart des rues sont trop étroites pour permettre le passage d'une voiture. 
Le moyen de transport le plus général, ce sont les baudets. Ceux du Caire sont renommés surtout pour leur beauté, leur force et leur patience. Dans tous les carrefours stationnent des baudets sellés, sanglés, bridés; ils sont conduits par de jeunes garçons arabes qu'on appelle bourriquiers.





Le bourriquier est ordinairement âgé de douze à quatorze ans; il y en a pourtant qui ont à peine sept à huit ans; quelques-uns sont des hommes faits. Ils forment une corporation qui a son rang parmi les cent soixante-quatre corporations du Caire. Les chefs de la corporation sont ordinairement propriétaires des baudets, et ceux à qui ils les donnent à conduire doivent chaque jour leur en rapporter le revenu. Les bourriquiers conducteurs reçoivent une paie proportionnelle au produit qu'ils rapportent. En les associant ainsi, on a trouvé un moyen infaillible pour les rendre exigeants, et les pousser à se bien faire payer; aussi sont-ils d'une avidité insatiable; ils crient, pleurent, se roulent à terre, pour obtenir quelques paras de plus; ils vous poursuivent, vous jettent la monnaie que vous leur avez donné, et vous tourmentent tellement, que vous êtes obligé quelquefois d'avoir recours au kourbatch: c'est pour eux un argument irrésistible; ils mettent leur pièce de monnaie et leur langue dans leur poche, essuient leurs larmes, et s'en vont. L'Arabe, même enfant, ne semble croire à la justice que lorsqu'elle est accompagnée de la force.
Si l'on peut reprocher au bourriquier le défaut d'être intéressé, il a en revanche des qualités incontestables. Il est actif, intelligent, fidèle, vif, enjoué, obligeant. Si vous confiez à un bourriquier quelque objet, il le place dans la poche de sa chemise, et vous êtes assuré qu'il vous le rendra fidèlement. Il y a, dans la corporation, une police très sévère à cet égard, et si l'on porte plainte contre un bourriquier, il est de suite mis sous le bâton. Cette crainte salutaire les retient; car, pauvres qu'ils sont, et désirant jouir, ils seraient naturellement portés à dérober. Mais l'Arabe est comme le Spartiate, il ne dérobe pas ce qu'on lui confie; il soustrait ce qu'on néglige, ce qu'il trouve, ce qu'on ne surveille pas. Au reste, le long de la route, le bourriquier causera avec vous, vous fera des contes, chantera, passera son bras  sur la croupe du baudet pour vous retenir dans les pas scabreux, et aura pour vous toutes sortes d'égards et de prévenances.
Le bourriquier est vêtu d'une chemise de toile bleue qu'il relève jusqu'au genou au moyen d'une ceinture en laine rouge; il porte ordinairement à la tête un tarbouch usé, et quelquefois un simple taki de toile. Ses jambes sont nues, et ses pieds, qui trottent autant que ceux de son baudet, n'ont aucune chaussure: aussi les bourriquiers acquièrent-ils une agilité et une force surprenante. J'en ai vu un, à peine âgé de 6 à 7 ans, qui nous conduisit du Kaire à Zakkara (il y a environ 5 lieues), et qui le lendemain fit de nouveau cette course au retour. Les bourriquiers d'Alexandrie font le trajet de cette ville à Rosette ( 15 lieues environ) sans se reposer. Le bourriquier, comme le fellah, ne mange presque rien; quelque peu de dourah grillé au four, quelques fèves cuites à l'eau, quelques pastèques, quelques légumes verts, voilà sa nourriture. Il prend souvent son repas en trottant derrière son baudet. Quand il n'est pas en course, il stationne auprès de sa bête, joue, dort ou fume; à l'heure de la chaleur, après avoir dessanglé son baudet, qui se roule librement dans le sable, il fait sa méridienne à l'ombre.
Dans les courses à baudet, le principal office du bourriquier est de courir derrière l'animal, de le stimuler quand il ralentit son trot, et de crier dans les rues populeuses: A droite! à gauche! prenez garde! Aussi, le bourriquier porte-t-il toujours à la main une baguette de palmier, signe et instrument de sa fonction. Quand le baudet est rétif, le bourriquier frappe à coups redoublés; il crie, il se fâche; mais en s'adressant à son quadrupède, jamais il ne prononce le nom de Dieu. Au reste, le bourriquier a le plus grand soin de son baudet; l'habitude de trotter avec lui et de partager ses fatigues lui inspire une sorte d'attachement; après une longue course, il dessangle son quadrupède, le mène boire, lui donne à manger avant de songer à allumer son chybouk et à faire kirf. Et puis, le maître des baudets a l’œil ouvert, et s'il savait que l'on n'a pas eu soin de ses bêtes, il pourrait bien à son tour battre le bourriquier négligent. Ces bonnes gens tiennent naturellement à ce que leurs baudets leur rapportent beaucoup et durent le plus long-temps possible. Aussi trouve-t-on, au Kaire de ces baudets de louage tellement vieux et usés, qu'ils ne cheminent qu'à force de coups, et qu'il leur arrive souvent de faire des chutes. Heureusement la ville n'est pas pavée, et une chute sur une terre humide et sablonneuse offre peu de danger.
Quand les bourriquiers conduisent des femmes, et surtout des dames européennes, ils ont pour elles les attentions les plus délicates: l'Arabe tient cette galanterie des beaux temps de la civilisation musulmane, et elle se montre chez ces jeunes garçons comme un instinct naturel. Le bourriquier est d'ailleurs plus sérieux par caractère et moins porté à faire des espiègleries que le gamin de Paris

On compte,
dans la ville du Kaire........ 6.000 bourriquiers
                à Boulak.............    500
                au Vieux-Kaire..   400
                à Alexandrie.......   600
                à Rosette............   200
                à Damiette.........   300

Total..................................  8.000

On voit peu de bourriquiers exercer cette industrie pendant toute leur vie: c'est ordinairement le lot des jeunes garçons, qui, par cet exercice, se développent, se fortifient et deviennent capables des travaux les plus pénibles. Bien qu'attaché à sa corporation, le bourriquier n'est pas tellement à demeure, qu'il ne vous transporte sur son baudet d'une ville à une autre, par exemple d'Alexandrie au Kaire, si vous le payez bien. En général, les corporations de bourriquiers, chameliers, mariniers, saïs, coureurs, n'obligent pas les individus qui en font partie à séjourner dans le même lieu. Ainsi, un bourriquier de Damiette peut très bien aller se faire bourriquier à Alexandrie, au Kaire; seulement, en passant d'une ville à l'autre, il n'aura pas affaire à la même corporation, aux mêmes propriétaires de baudets. Comme cette profession n'exige pas un long apprentissage, et qu'il suffit d'avoir des bonnes jambes, de savoir prendre soin d'un baudet, et de connaître la ville et ses environs, les corporations de bourriquiers se recrutent ordinairement d'enfants de fellahs, qui viennent dans les villes chercher à gagner quelque argent. C'est quelquefois pour eux un moyen de parvenir à une haute position sociale. En effet, si un bourriquier plaît à quelque bey, à quelque pacha, il le prend dans sa maison, en fait son domestique, son homme d'affaires. Sous ce rapport, les musulmans n'ont aucune espèce de préjugé. Quand Mohamed-Ali voulut peupler ses écoles, c'est parmi les bourriquiers qu'il fit la presse; on les prit à leurs baudets, au milieu des rues et des carrefours, pour les placer d'abord dans des écoles élémentaires, puis dans les écoles de mathématiques ou de médecine: plusieurs deviendront peut-être des hommes distingués.

Le Magasin pittoresque, février 1838.

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