Chez le Sultan du Maroc.
Au moment où le sultan Abdel Aziz essaie de reconquérir sa ville capitale de Fez, c'est avec le plus grand intérêt qu'on lira ce récit d'une entrevue d'un célèbre académicien avec le cherif du Maroc, à l'époque de sa plus grande splendeur.
Au moment où le sultan Abdel Aziz essaie de reconquérir sa ville capitale de Fez, c'est avec le plus grand intérêt qu'on lira ce récit d'une entrevue d'un célèbre académicien avec le cherif du Maroc, à l'époque de sa plus grande splendeur.
La cour du palais.
Nous arrivons devant la première enceinte du palais et, par une grande porte ogivale, nous entrons dans la cour des ambassadeurs.
Cette cour est tellement immense que je ne connais pas de ville au monde qui en possède une de dimensions pareilles. Elle est entourée de ces hautes et effroyables murailles à créneaux pointus, flanqués de lourds bastions carrés, comme sont les remparts de Stamboul, de Damiette ou d'Aigues-Mortes, avec quelque chose de plus délabré encore, de plus inquiétant, de plus sinistre; l'herbe sauvage pousse sur cette place, et au milieu, il y a un marais où des grenouilles chantent. Le ciel est tourmenté et noir; des nuées d'oiseaux s'échappent des tours crénelées et tourbillonnent dans l'air.
La place semble vide, malgré les milliers d'hommes qui y sont rangés, sur les quatre faces, au pied des vieux murs. Ce sont les mêmes personnages toujours, et les mêmes couleurs: d'un côté, une multitude blanche, en burnous et en capuchons; de l'autre une multitude rouge, les troupes du sultan, ayant avec eux leurs musiciens en longue robes orangées, vertes, violettes, capucines ou jaune d'or. La partie centrale de l'immense cour dans laquelle nous nous avançons reste complètement déserte. Et toute cette foule semble lilliputienne, à une si grande distance, tassée aux pieds de ces écrasantes murailles crénelées.
Par un de ces bastions d'angle, ce lieu communique avec les enceintes du palais. Ce bastion, moins dégradé que les autres, recrépi de chaux blanche, a deux délicieuses grandes portes ogivales entourées d'arabesques bleues et roses: c'est par un de ces arceaux que le souverain va paraître. On nous prie de mettre pied à terre; car nul n'a le droit de rester à cheval devant le Chef des Croyants, et on emmène nos bêtes. Nous voici démontés, sur l'herbe mouillée, sur la boue.
Un mouvement se fait dans les troupes: soldats rouges et musiciens multicolores viennent, sur deux rangs, former une large avenue, depuis le centre de la cour où l'on nous a placés, jusqu'à ce bastion là-bas, par où le sultan doit venir, et nous regardons tous la porte entourée d'arabesques, attendant l'apparition très sainte.
La porte du palais.
Elle est bien encore à deux cents mètres de nous cette porte, tant la cour est immense, et d'abord, nous arrivent par là de grands dignitaires, des vizirs: longues barbes blanches et visages sombres; à pied tous, aujourd'hui, comme nous-mêmes, et marchant à pas lents dans les blancheurs de leurs voiles et de leurs burnous qui flottent. Nous connaissons déjà tous ces personnages que nous avons vus à notre arrivée, mais plus fiers, ce jour-là, montés sur leurs beaux chevaux.
Arrive aussi la caïd Belaïl, bouffon noir de la cour, la tête toujours surmontée de son invraisemblable turban en forme de dôme; il avance seul, dégingandé et dandinant, l'allure inquiétante, appuyé sur une énorme trique-assommoir; - Je ne sais quoi de sinistre et de moqueur est dans toute sa personne, qui semble avoir conscience de sa faveur extrême.
La pluie reste menaçante, des nuages de tempête, chassés par un grand vent, courent dans le ciel avec les nuées d'oiseaux, laissant voir par place un peu de ce bleu intense qui indique seul le pays de lumière où nous sommes. Les murailles, les tours, sont hérissées partout de leurs créneaux pointus, qui font en l'air comme des rangées de peignes aux dents méchantes; elle paraissent gigantesques, nous enfermant de tous côtés comme dans une citadelle aux dimensions excessives, fantastiques; le temps leur a donné une couleur gris doré très extraordinaire; elles sont lézardées, déchiquetées, branlantes; elle produise sur l'esprit l'impression d'une antiquité tout à fait perdue dans la nuit. Deux ou trois cigognes perchées entre des créneaux sur des pointes, regardent en bas cette foule; et une mule grimpée je ne sais comment sur une des tours, avec sa selle à fauteuil en drap rouge, regarde aussi.
La pluie reste menaçante, des nuages de tempête, chassés par un grand vent, courent dans le ciel avec les nuées d'oiseaux, laissant voir par place un peu de ce bleu intense qui indique seul le pays de lumière où nous sommes. Les murailles, les tours, sont hérissées partout de leurs créneaux pointus, qui font en l'air comme des rangées de peignes aux dents méchantes; elle paraissent gigantesques, nous enfermant de tous côtés comme dans une citadelle aux dimensions excessives, fantastiques; le temps leur a donné une couleur gris doré très extraordinaire; elles sont lézardées, déchiquetées, branlantes; elle produise sur l'esprit l'impression d'une antiquité tout à fait perdue dans la nuit. Deux ou trois cigognes perchées entre des créneaux sur des pointes, regardent en bas cette foule; et une mule grimpée je ne sais comment sur une des tours, avec sa selle à fauteuil en drap rouge, regarde aussi.
Le sultan paraît.
Par cette porte, entourées d'arabesques bleues et roses, sur laquelle notre attention est de plus en plus concentrée, arrivent maintenant une cinquantaine de petits nègres esclaves en robe rouge avec surplus de mousseline, comme des enfants de chœur. Ils marchent lourdement, tassés en troupeau de moutons.
Puis six magnifiques chevaux blancs, tout sellés et harnachés de soie, que l'on tient en main et qui se cabrent.
Puis un carrosse doré, d'un style Louis XV, imprévu dans cette mise en scène, et mièvre, et ridicule au milieu de toute cette rudesse grandiose. (d'ailleurs l'unique voiture existant à Fez, offerte au sultan par la reine Victoria).
Encore quelques minutes d'attente et de silence. Et, tout à coup, un frémissement de religieuse crainte parcourt la haie des soldats. La musique avec ses grands cuivres et ses tambourins entonne quelque chose d'assourdissant et de lugubre. Les cinquante petits esclaves noirs se mettent à courir, à courir, pris d'un affolement subit, se déploient en éventail comme un vol d'oiseaux, comme une grappe d'abeilles qui essaiment. Et là-bas, dans la pénombre de l'ogive que nous regardons toujours, sur un cheval blanc superbe que tiennent quatre esclaves, se dessine une haute momie blanche à figure brune toute voilée de mousseline; on porte au-dessus de sa tête un parasol rouge de forme antique, comme devait être celui de la reine de Saba, et deux géants nègres, l'un en robe rose, et l'autre en robe bleue, agitent des chasse-mouches autour de son visage.
Et tandis que l'étrange cavalier s'avance vers nous, presque informe, mais imposant quand même, sous l'amas de ses voiles neigeux, la musique, comme exaspérée, gémit de plus en plus fort, sur des notes plus stridentes; on entonne un hymne religieux lent et désolé, qu'accompagnent à contre-temps d'effroyables coups de tambours. Le cheval de la momie gambade avec rage, maintenu à grand peine par les esclaves noirs. Et nos nerfs reçoivent je ne sais quelle impression angoissante de cette musique si lugubre et si inconnue.
Enfin voici, arrêté là tout près de nous, ce dernier fils authentique de Mahomet, bâtardé de sang nubien. Son costume, en mousseline de laine fine comme un nuage, est d'une blancheur immaculée. Son cheval aussi est tout blanc; ses grands étriers sont d'or; sa selle et son harnais de soie sont d'un vert d'eau très pâle, brodés légèrement de plus pâle or vert. Les esclaves qui tiennent le cheval, celui qui porte le grand parasol rouge, et les deux, le rose et le bleu, qui agitent des serviettes blanches pour chasser des mouches imaginaires, sont des nègres herculéens, qui sourient farouchement, déjà vieux tous, leurs barbes grises ou blanches tranchant sur le noir de leurs joues. Et ce cérémonial d'un autre âge s'harmonise avec cette musique gémissante, cadre on ne peut mieux avec ces immenses murailles d'alentour, qui dressent dans l'air leurs créneaux délabrés.
La momie chérifienne.
Cet homme, qu'on a amené devant nous dans un tel apparat, est le dernier représentant fidèle d'une religion, d'une civilisation en train de mourir. Il est la personnification même du vieil Islam; car on sait que les musulmans purs considèrent le sultan de Stamboul comme un usurpateur presque sacrilège, et tournent leurs yeux et leurs prières vers le Moghreb, où réside pour eux le vrai successeur du Prophète.
A quoi bon une ambassade à un tel souverain, qui reste, comme son peuple, immobilisé dans les vieux rêves humains presque disparus de la terre? Nous sommes absolument incapables de nous entendre; la distance entre nous est à peu près celle qui nous sépare d'un calife de Cordoue ou de Bagdad ressuscité après mille ans de sommeil. Qu'est-ce que nous lui voulons et pourquoi l'avons-nous fait sortir de son impénétrable palais?...
Sa figure brune, parcheminée, qu'encadrent les mousselines blanches, a des traits réguliers et nobles; des yeux morts, dont on voit paraître le blanc, en-dessous de la prunelle à demi-cachée par la paupière; son expression est une mélancolie excessive, une suprême lassitude, un suprême ennui. Il a l'air doux, et il l'est réellement au dire de ceux qui l'approchent. (Au dire des gens de Fez, il l'est même trop: il ne fait pas voler assez de têtes pour la sainte cause de l'Islam.) Mais c'est sans doute une douceur relative, comme on l'entendait chez nous au moyen âge, une douceur qui ne sensibilise pas outre mesure devant du sang répandu, quand cela est nécessaire, ni devant une rangée de têtes humaines accrochées en guirlande au-dessus des belles ogives, à l'entrée d'un palais. Certes, il n'est pas cruel; avec ce regard doucement triste, il ne peut pas l'être; comme son pouvoir divin lui en donne le droit, il châtie quelquefois durement, mais on dit qu'il aime encore mieux faire grâce. Il est prêtre et guerrier; et il est l'un et l'autre à l'excès; pénétré de sa mission céleste autant qu'un prophète, chaste au milieu de son sérail, fidèle aux plus pénibles observances religieuses et très fanatique par hérédité, il cherche à copier Mahomet le plus possible; on lit d'ailleurs tout cela dans ses yeux, sur son beau visage et dans son attitude majestueusement droite. Il est quelqu'un que nous ne pouvons plus, à notre époque, ni comprendre, ni juger; mais il est assurément quelqu'un de grand, qui impose.
Et là, devant nous, gens d'un autre monde rapprochés de lui pour quelques minutes, il a je ne sais quoi d'étonné et de presque timide, qui donne à sa personne un charme singulier, tout à fait inattendu.
La vision qui s'éteint.
Le ministre présente au Sultan, dans un sac de velours brodé d'or, ses lettres de créance, que prend en main l'un des chasseurs de mouches. Puis s'échangent les brefs discours d'usage: celui du ministre d'abord; ensuite la réponse du Sultan, affirmant son amitié pour la France, d'une voix basse, fatiguée, condescendante, très distinguée. Puis nos présentations individuelles, nos saluts, auxquels le souverain répond par un signe de tête courtois, et c'est fini: le Chef des Croyants s'est assez montré pour des Nazaréens que nous sommes. Les esclaves noirs font tourner bride au cheval harnaché de soie; la momie chérifienne nous apparaît vue de dos, semblable à un grand fantôme, dans de vaporeux linceuls. La musique, qui s'était apaisée en sourdine pendant les discours, reprend un crescendo funèbre; un autre orchestre, de musettes et de tambourins, glapit en même temps sur des notes plus stridentes encore: le canon recommence à tonner tout près de nous, affolant les chevaux; celui du Sultan se cabre et rue, essayant de secouer sa momie neigeuse, qui reste impassible; tous les autres, les six belles bêtes blanches qu'on tenait en main, s'échappent en bonds furieux; celui du carrosse doré se mâte tout debout sur ses pieds de derrière; les cinquante enfants noirs reprennent leur course échevelée absolument folle (ce qui est une chose d'étiquette chaque fois que le maître est en marche.)
Et pendant le crescendo exaspéré de ces musiques tandis que le canon continue son grand fracas sourd, le cortège du calife s'éloigne de nous rapidement comme une apparition qui serait chassée par un excès de mouvement et de bruit; il s'engouffre là-bas, dans l'ombre de l'ogive bordée d'arabesques bleues et roses.
Nous apercevons une dernière ruade du beau cheval essayant toujours de secouer son impassible cavalier blanc; puis tout disparaît, y compris le parasol rouge et les cinquante enfants de chœur qui se sont jetés sous cette porte comme un flot.
Pierre Loti
de l'académie française.
Mon dimanche, revue populaire illustrée, 29 mars 1908.
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