Deux villages français en Allemagne.
Le touriste qui, de Francfort-sur-le-Mein, va passer quelques jours dans la jolie station thermale de Hombourg-ès-Monts, à 19 kilomètres de là, peut éprouver, s'il le désire, une bien curieuse impression de surprise, qui ne va point sans quelque émotion.
Il suffit de prendre très simplement le tramway électrique, qui, pour la modeste somme de vingt pfennings vous conduit à deux kilomètres plus loin, au petit village de Dornholzhausen.
Le nom est allemand, mais le village est français. pourquoi et comment, c'est ce que nous allons voir.
Sous le règne de Louis XIV, en 1687, deux ans après la révocation de l'Edit de Nantes, une centaine de protestants français arrivèrent dans la région.
On les prit pour des Égyptiens et on voulait leur faire un mauvais parti, mais le landgrave de Hesse, s'y opposa, et, très habilement leur concéda des terres.
A ces protestants se joignirent, paraît-il, quelques autres Français, des "Vaudois", c'est à dire des sectateurs de la religion de Pierre Valdo: de ce petit noyau naquirent les quelques centaines d'habitants de Dornholzhausen et d'un village voisin, qui, depuis deux siècles passés, continuent à porter des noms français et à parler français.
De Hambourg à Dornholzhausen le tramway file dans une plaine assez quelconque plantée de blé, quand, soudain, l'on aperçoit dans le lointain la tache sombre et dentelée du Taunus, tandis que l'on pénètre dans un délicieux petit coin tout fleuri, tout verdoyant.
C'est là, et, brusquement, les oreilles habituées au dur langage germanique sont tout étonnées d'entendre les gamins qui jouent près de la station de tramway, parler le français le plus pur et le moins teinté d'accent!
Ces jeunes gavroches n'ignorent même aucune des finesses de notre langue, et quelques-uns semblent venir en droite ligne de Montmartre ou de Belleville.
Nous entrons tout près, dans un hôtel dont le patron parle français immédiatement et nous fait servir par un brave homme de garçon à favoris blancs et à bonne figure réjouie.
Nous lui demandons, bien entendu, de nombreux renseignements, et il a l'air tout étonné quand il apprend que ce petit coin de terre est presque inconnu chez nous.
Lui aussi parle français sans le moindre accent. Jusqu'en 1866, l'école du pays était une école française. D'ailleurs, presque tous les noms des cinq cents habitants du village sont des noms français.
Pendant près de deux siècles, nos compatriotes de là-bas se mariaient exclusivement entre eux; mais, depuis une cinquantaine d'années, cette tradition se perd et le petit village français tend à se germaniser.
Détail curieux: à l'origine, le landgrave de Hesse avait défendu les mariages mixtes.
Quant aux privilèges qu'il avait accordé aux réfugiés français, ils étaient plutôt larges.
Des terres leur étaient données en pleine propriété, avec exemption de tout espèce d'impôts pendant dix ans.
Les réfugiés élisaient parmi eux un maire et des échevins, et il était dit, bien entendu, que personne ne pouvait venir s'établir dans le village sans l'autorisation de la municipalité. Pendant la Révolution, Dornholzhausen, et son voisin Friedrichsdorf, dont nous parlerons tout à l'heure, furent exemptés de toute réquisition, et le général Hoche, à qui l'on apprit qu'il y avait là un nid de Français, s'empressa de déclarer que si quelque contribution avait déjà été versée par ceux-ci, elle leur serait immédiatement remboursée.
A propos de Hoche, notons en passant que deux villes, qui ne sont pas très éloignées, rappellent le souvenir du grand général français.
L'une est Neuwied près de laquelle Hoche passa le Rhin, en 1797. Lorsqu'on effectue l'admirable descente du Rhin de Coblentz à Cologne, on aperçoit sur la gauche l'obélisque érigé par l'armée de Sambre-et-Meuse au général.
C'est même une minute impressionnante, et l'on ne peut s'empêcher de penser, aux beaux vers de Musset:
Nous l'avons eu, votre Rhin allemand.
L'autre est Wetslar, où Hoche est mort. Cette pittoresque petite ville est célèbre à un autre titre, car c'est le cadre du fameux Werther de Gœthe, qui y résida.
De Dornholzhausen, on peut monter à pied, en quelques heures, au Saalbourg sur la crête de Taunus, et là, on se trouve en présence d'un camp romain, reconstitué il y a une quinzaine d'années d'une façon très intéressante, et permettant de se rendrez un compte très exact de ces sortes de constructions.
On y voit une installation de bains pour les soldats, qui est encore conservée, le "prætorium", qui servait de lieu d'exercice en hiver, le sanctuaire du camp, etc.
Le Saalbourg faisait d'ailleurs partie de l'ensemble des fortifications, appelé Mur du Diable, et que les Romains avaient élevées sur une longueur de près de six cents kilomètres (la distance de Paris à Brest!) pour protéger les frontières septentrionales de l'empire contre l'invasion des Barbares.
Et, en redescendant doucement vers le village français l'on se demande machinalement quel pouvait bien être l'état d'âme du soldat romain, transplanté brusquement dans ce massif montagneux du Taunus, à des centaines de lieues de Rome, loin du Tibre aux flots chantants!
Plusieurs fois, des visiteurs de marque sont venus à Dornholzhausen, comme pour demander à ce petit coin perdu de terre allemande les raisons de son attachement touchant à la langue de ses fondateurs.
On nous a cité le général Trochu et Michelet.
Avant eux, Gérard de Nerval s'y était rendu également, et, dans d'amusantes circonstances qui valent d'être comptées.
Gérard de Nerval était parti de Paris en même temps qu'Alexandre Dumas père.
Le premier passait pas la Suisse, le second par la Belgique, et les deux écrivains devaient se rejoindre à Francfort, où une lettre chargée, par conséquent fort utile au voyage, leur devait être envoyée.
Nerval s'installa à Bade et pria Dumas de lui adresser là une part du "chargement" de la précieuse lettre.
En réponse, il reçoit une lettre de change payable à Strasbourg: notre voyageur se rend en cette dernière ville: la lettre n'est pas payée et Nerval n'a plus que vingt sous en poche.
Il écrit aussitôt à Dumas (il fait même une lettre en vers, ayant au moins conservé l'opulence de la rime!) et, stoïquement, repart à pied pour Bade, au soleil couchant.
Mais une promenade de soixante kilomètres est tout de même un peu dure, la nuit surtout.
Brisé de fatigue, notre touriste entre dans une auberge du quatrième ordre, y fait le moins de dépense possible, et se sent un pouce de rouge sur la figure quand, le lendemain, on lui présente une note de 2 fr. 50!
Il tire ses vingt sous, et obtient de l'aubergiste de se faire accompagner (à pied, naturellement) par le garçon jusqu'à Bade, où le patron de son hôtel consentit à payer les 2 fr. 50.
Et pendant huit jours, Nerval vécut à crédit à l'hôtel du Soleil!
Il commençait à sentir blanchir ses cheveux, quand il reçut du bon Dumas, par l'entremise affectueuse des Messageries, de beaux frédérics d'or d'aspect rassurant, qui lui permirent de sortir en triomphateur de l'hôtel du Soleil.
Le surlendemain, il était à Francfort, dont il dit: "c'est une de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel: une vieille ville, une magnifique contrée, une vaste étendue d'eau."
Mais il déclare, assez irrévérencieusement, que la fameuse Salle des Empereurs, à l'Hôtel de Ville, lui a produit l'effet d'un décor de l'Ambigu.
De Francfort, Gérard de Nerval se rendit à Dornholzhausen, dont le nom, prononcé à l'allemande, évoqua tout de suite, chez lui, l'idée amusante de "tourne-sauce"!
Les petits enfants qu'il rencontra près de l'église lui parurent parler la langue de Saint-Simon, ce dont il leur témoigna sa satisfaction en leur faisant distribuer force gâteaux.
Après quoi la marchande lui dit en riant: "Vous leur avez fait tant de joie que les voilà qui courent présentement comme des harlequins."
Et l'écrivain de remarquer que le mot Arlequin, avec un h aspiré, se trouve dans la pièce de Scudéri, les Comédiens, et de conclure:
"N'est-ce pas une merveilleuse rencontre, et qui valait tout le voyage?"
Maintenant, il fut péniblement impressionné par le grand nombre de bossus qu'il aperçut dans le village; on l'avait d'ailleurs prévenu en lui disant: "Vous allez au pays des bossus."
Gérard de Nerval explique cette particularité par ce fait que les descendants de nos compatriotes ne se mariaient qu'entre eux depuis cent cinquante ans.
Quand nous avons visité cette région, nous n'avons pas rencontré un seul bossu.
Cela vient probablement de ce que, depuis un demi-siècle, les habitants du village ont commencé à se marier au dehors, en même temps qu'ils commençaient à perdre l'habitude exclusive de leur vieux et cher langage.
A quelques kilomètres de Dornholzhausen, on trouve Friedrichsdorf, petite colonie fondée dans les mêmes circonstances, et où s'est perpétué aussi l'usage de notre langue.
Il paraît que, cent ans après l'établissement des premiers Français, le petit village comptait déjà six cents habitants, tous de pure race française.
Il en compte aujourd'hui 1360, dit l'une de nos notes, 1440 dit l'autre, sur lesquels environ un tiers de Français.
Du reste, beaucoup de noms "de chez nous", par exemple: Pauly, Rousselet, Bernard, Privat, etc.
A l'école, les parents peuvent opter, soit pour l'enseignement en français, soit pour l'enseignement en allemand.
Notons que, jusqu'en 1880, l'enseignement en français était obligatoire.
On nous dit, du reste, que, dans l'un des pensionnats de Friedrichsdorf, l'uniforme est celui des lycées français.
Quand on réfléchit à cette anomalie de deux coins français en pleine terre allemande, on est surpris, non point de ce que des réfugiés venant de notre pays se soient fixés là après la révocation de l'Edit de Nantes (Berlin en reçut pour sa part 6.000), mais bien de ce que, depuis plus de deux siècles, la langue française ait continué à être parlée sans accent.
C'est d'autant plus étonnant qu'à quelques kilomètres de là, à Hombourg par exemple, d'autres réfugiés s'installèrent qui perdirent rapidement l'usage de la langue natale.
Comment et pourquoi les deux villages que nous venons de visiter n'ont-ils point fait de même? Mystère.
Mais il faut bien reconnaître que l'originalité touchante de Dornholzhausen et de Friedrichsdorf tend de plus en plus à disparaître, et aussi que leurs habitants ne semblent nullement regretter la France.
On nous a courtoisement affirmé le contraire; ce n'était là qu'une politesse aimable à l'égard d'un touriste: d'ailleurs louis XIV, c'est si loin...!
Paul Peltier.
Le Magasin pittoresque, 1er mars 1913.
De Dornholzhausen, on peut monter à pied, en quelques heures, au Saalbourg sur la crête de Taunus, et là, on se trouve en présence d'un camp romain, reconstitué il y a une quinzaine d'années d'une façon très intéressante, et permettant de se rendrez un compte très exact de ces sortes de constructions.
On y voit une installation de bains pour les soldats, qui est encore conservée, le "prætorium", qui servait de lieu d'exercice en hiver, le sanctuaire du camp, etc.
Le Saalbourg faisait d'ailleurs partie de l'ensemble des fortifications, appelé Mur du Diable, et que les Romains avaient élevées sur une longueur de près de six cents kilomètres (la distance de Paris à Brest!) pour protéger les frontières septentrionales de l'empire contre l'invasion des Barbares.
Et, en redescendant doucement vers le village français l'on se demande machinalement quel pouvait bien être l'état d'âme du soldat romain, transplanté brusquement dans ce massif montagneux du Taunus, à des centaines de lieues de Rome, loin du Tibre aux flots chantants!
Plusieurs fois, des visiteurs de marque sont venus à Dornholzhausen, comme pour demander à ce petit coin perdu de terre allemande les raisons de son attachement touchant à la langue de ses fondateurs.
On nous a cité le général Trochu et Michelet.
Avant eux, Gérard de Nerval s'y était rendu également, et, dans d'amusantes circonstances qui valent d'être comptées.
Gérard de Nerval était parti de Paris en même temps qu'Alexandre Dumas père.
Le premier passait pas la Suisse, le second par la Belgique, et les deux écrivains devaient se rejoindre à Francfort, où une lettre chargée, par conséquent fort utile au voyage, leur devait être envoyée.
Nerval s'installa à Bade et pria Dumas de lui adresser là une part du "chargement" de la précieuse lettre.
En réponse, il reçoit une lettre de change payable à Strasbourg: notre voyageur se rend en cette dernière ville: la lettre n'est pas payée et Nerval n'a plus que vingt sous en poche.
Il écrit aussitôt à Dumas (il fait même une lettre en vers, ayant au moins conservé l'opulence de la rime!) et, stoïquement, repart à pied pour Bade, au soleil couchant.
Mais une promenade de soixante kilomètres est tout de même un peu dure, la nuit surtout.
Brisé de fatigue, notre touriste entre dans une auberge du quatrième ordre, y fait le moins de dépense possible, et se sent un pouce de rouge sur la figure quand, le lendemain, on lui présente une note de 2 fr. 50!
Il tire ses vingt sous, et obtient de l'aubergiste de se faire accompagner (à pied, naturellement) par le garçon jusqu'à Bade, où le patron de son hôtel consentit à payer les 2 fr. 50.
Et pendant huit jours, Nerval vécut à crédit à l'hôtel du Soleil!
Il commençait à sentir blanchir ses cheveux, quand il reçut du bon Dumas, par l'entremise affectueuse des Messageries, de beaux frédérics d'or d'aspect rassurant, qui lui permirent de sortir en triomphateur de l'hôtel du Soleil.
Le surlendemain, il était à Francfort, dont il dit: "c'est une de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel: une vieille ville, une magnifique contrée, une vaste étendue d'eau."
Mais il déclare, assez irrévérencieusement, que la fameuse Salle des Empereurs, à l'Hôtel de Ville, lui a produit l'effet d'un décor de l'Ambigu.
De Francfort, Gérard de Nerval se rendit à Dornholzhausen, dont le nom, prononcé à l'allemande, évoqua tout de suite, chez lui, l'idée amusante de "tourne-sauce"!
Les petits enfants qu'il rencontra près de l'église lui parurent parler la langue de Saint-Simon, ce dont il leur témoigna sa satisfaction en leur faisant distribuer force gâteaux.
Après quoi la marchande lui dit en riant: "Vous leur avez fait tant de joie que les voilà qui courent présentement comme des harlequins."
Et l'écrivain de remarquer que le mot Arlequin, avec un h aspiré, se trouve dans la pièce de Scudéri, les Comédiens, et de conclure:
"N'est-ce pas une merveilleuse rencontre, et qui valait tout le voyage?"
Maintenant, il fut péniblement impressionné par le grand nombre de bossus qu'il aperçut dans le village; on l'avait d'ailleurs prévenu en lui disant: "Vous allez au pays des bossus."
Gérard de Nerval explique cette particularité par ce fait que les descendants de nos compatriotes ne se mariaient qu'entre eux depuis cent cinquante ans.
Quand nous avons visité cette région, nous n'avons pas rencontré un seul bossu.
Cela vient probablement de ce que, depuis un demi-siècle, les habitants du village ont commencé à se marier au dehors, en même temps qu'ils commençaient à perdre l'habitude exclusive de leur vieux et cher langage.
A quelques kilomètres de Dornholzhausen, on trouve Friedrichsdorf, petite colonie fondée dans les mêmes circonstances, et où s'est perpétué aussi l'usage de notre langue.
Il paraît que, cent ans après l'établissement des premiers Français, le petit village comptait déjà six cents habitants, tous de pure race française.
Il en compte aujourd'hui 1360, dit l'une de nos notes, 1440 dit l'autre, sur lesquels environ un tiers de Français.
Du reste, beaucoup de noms "de chez nous", par exemple: Pauly, Rousselet, Bernard, Privat, etc.
A l'école, les parents peuvent opter, soit pour l'enseignement en français, soit pour l'enseignement en allemand.
Notons que, jusqu'en 1880, l'enseignement en français était obligatoire.
On nous dit, du reste, que, dans l'un des pensionnats de Friedrichsdorf, l'uniforme est celui des lycées français.
Quand on réfléchit à cette anomalie de deux coins français en pleine terre allemande, on est surpris, non point de ce que des réfugiés venant de notre pays se soient fixés là après la révocation de l'Edit de Nantes (Berlin en reçut pour sa part 6.000), mais bien de ce que, depuis plus de deux siècles, la langue française ait continué à être parlée sans accent.
C'est d'autant plus étonnant qu'à quelques kilomètres de là, à Hombourg par exemple, d'autres réfugiés s'installèrent qui perdirent rapidement l'usage de la langue natale.
Comment et pourquoi les deux villages que nous venons de visiter n'ont-ils point fait de même? Mystère.
Mais il faut bien reconnaître que l'originalité touchante de Dornholzhausen et de Friedrichsdorf tend de plus en plus à disparaître, et aussi que leurs habitants ne semblent nullement regretter la France.
On nous a courtoisement affirmé le contraire; ce n'était là qu'une politesse aimable à l'égard d'un touriste: d'ailleurs louis XIV, c'est si loin...!
Paul Peltier.
Le Magasin pittoresque, 1er mars 1913.
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