Psychologie de l'almanach.
Nos ancêtres, dans les temps reculés, traçaient le cours des lunes pour toute l'année à venir sur un petit morceau de bois carré, assez semblable à ce qu'on nomme l'entaille des boulangers. Ils appelèrent cet ustensile al mon agt, mot à mot, observation de toutes les lunes.
De là est dérivé, par corruption, le nom d'almanach, que prit le calendrier dès qu'au lieu d'être un simple tableau chronologique, il devint un recueil des indications relatives aux saisons et aux sciences astrologiques.
Rien n'est plus malaisé que de fixer la psychologie de l'almanach, car, celui-ci, depuis ses origines, s'est toujours montré essentiellement capricieux et déroutant.
Tantôt il se présente à nous vêtu de velours fleurdelysé, comme un grand seigneur, tantôt il nous arrive, mal recouvert d'un sordide papier à chandelle, tel un pauvre hère en guenilles.
Après avoir été un confortable in-quarto, fier de sa carrure et de son importance, il devient minuscule et lilliputien, au point de n'être plus qu'un bijou de breloques.
C'est ainsi qu'au XVIIe siècle, un mathématicien présenta à l'Académie des Sciences un crayon de quelques centimètres sur lequel était gravé un calendrier pour cinq ans, avec les jours de la semaine, les fêtes mobiles et les changements de la lune.
Dans la collection du baron Pichon, on peut voir encore, datant de la même époque, un almanach mesurant à peine un centimètre et demi et renfermant dans ses 64 pages un calendrier complet et divers renseignements utiles.
Certains commerçants avisés en firent alors un objet de réclame. Le sieur Charvin, qui tenait, rue Tiquetonne, à l'enseigne du Grand Magasin, un magasin de confiserie très achalandé, vendit, comme étrennes, des dragées à surprises et des tablettes de chocolat qu'il suffisait de casser pour découvrir de petits amours d'almanachs reliés, pas plus grands que le pouce.
Si on le considère au point de vue moral, l'almanach est, hélas!, encore plus ondoyant et divers.
Il a propagé toutes les idées, défendu toutes les opinions, servi toute les causes; on l'a vu suivant les besoins du moment, royaliste, révolutionnaire, impérialiste, nationaliste et anarchiste. Enfin, nul mieux que lui ,'a plus malencontreusement réalisé la magnifique devise de saint Paul: Se faire tout à tous!
Voyez:
Les bergers ont eu leur "grand compost",
Les laboureurs, leurs "prognostications",
Les courtisans, "l'almanach de la cour",
Les chanteurs, "l'almanach chantant".
J'en passe et des meilleurs. Je pourrais continuer cette fastidieuse énumération pendant des heures, mais, comme disait le bon La Fontaine:
Bornons ici cette carrière
Les longs ouvrages me font peur,
Loin d'épuiser une matière,
Il faut savoir n'en prendre que la fleur.
Et je ne doute pas que vous ne me soyez très reconnaissantes, de suivre le conseil du fabuliste quand je vous aurai révélé que la bibliographie des almanachs français, publiée par Grand Carteret, ne compte pas moins de 3.433 articles.
Passons sur Nostradamus et nos almanachs prophétiques; il est cependant amusant de constater que ceux-ci, malgré les ordonnances de Charles IX et Henri III, troublaient encore par leurs prédictions satiriques le gouvernement de Louis XIV. Le monarque absolu menaça de bannissement par l'édit de juillet 1682 les astrologues, magiciens et enchanteurs et il mourut en paix, sûr d'avoir porté un coup fatal aux prophètes et à leurs prognostications, comme on disait alors.
Hélas! de quoi est-on sûr en ce monde?
Montaigne disait: "que sais-je?" et Rabelais "peut être".
Montaigne et Rabelais étaient deux sages.
La preuve, c'est qu'aujourd'hui Mme de Thébes et son almanach narguent impunément et Louis XIV et ses décrets.
Saluons, comme une relique du passé, l'Almanach Royal, imprimé par Laurent d'Houry et présenté au roi, à Versailles, en 1699. Sorte de Bottin officiel, Tout Paris avant la lettre, il donne au début la liste des chevaliers du Saint-Esprit, des pairs et des maréchaux de France.
Plus tard, exactement en 1712, inaugurant un carnet mondain semblable à celui de nos grands périodiques, il annonce la naissance des souverains, des princes et princesses de l'Europe, leur mariage et leur mort. Très recherché à cause de ces précieux renseignements, par tous ceux qu'intéresse la vie de l'ancienne France, l'Almanach Royal voit, à présent, sa collection atteindre un prix inestimable.
Mais les plus pures gloires d'ici-bas sont sujettes à d'étranges retour!
M. Vitu qui, dans son charmant volume, Ombres et vieux murs, consacre une page émue à cet almanach, assure qu'un jour, en vente publique, une collection de l'Almanach grand papier, reliée en velin blanc, aux armes de France, fut adjugé 25 francs à un Auvergnat qui la mit au feu, ne gardant que le velin pour garnir des boîtes.
Tout ce qui était pur, pieux, noble, grand et beau, était désigné aux coups de la Révolution. C'est assez dire que le Calendrier fut une de ses premières victimes.
Ses colonnes furent saccagées comme les parvis des temples, et on cherche à en faire le protagoniste du nouveau culte, dont les fêtes se célébraient sur l'autel renversé.
La réforme du calendrier a été une véritable conjuration contre la religion; heureusement son caractère ridicule lui fit manquer son but, et l'esprit français, un instant engourdi, en fit, à son réveil, bonne et prompte justice.
Comment ne pas hausser les épaules de pitié en trouvant Saint-Thomas remplacé par la tourbe, Saint-Victor par le bitume, les saints-Innocents par le fumier de ferme!
Comment ne pas sourire en voyant la niche de Sainte-Eulalie envahie par le chiendent, et Sainte-Marcelle fuir éperdue devant les grains d'ellébore en furie.
Comment, surtout, résister de rendre l'honneur à un brave homme qui vient vous dire le rouge de la honte au front:
Tout ce qui était pur, pieux, noble, grand et beau, était désigné aux coups de la Révolution. C'est assez dire que le Calendrier fut une de ses premières victimes.
Ses colonnes furent saccagées comme les parvis des temples, et on cherche à en faire le protagoniste du nouveau culte, dont les fêtes se célébraient sur l'autel renversé.
La réforme du calendrier a été une véritable conjuration contre la religion; heureusement son caractère ridicule lui fit manquer son but, et l'esprit français, un instant engourdi, en fit, à son réveil, bonne et prompte justice.
Comment ne pas hausser les épaules de pitié en trouvant Saint-Thomas remplacé par la tourbe, Saint-Victor par le bitume, les saints-Innocents par le fumier de ferme!
Comment ne pas sourire en voyant la niche de Sainte-Eulalie envahie par le chiendent, et Sainte-Marcelle fuir éperdue devant les grains d'ellébore en furie.
Comment, surtout, résister de rendre l'honneur à un brave homme qui vient vous dire le rouge de la honte au front:
Jugez de ma surprise extrême
Lorsque cherchant saint Nicodème
Qu'on m'avait donné pour patron,
Je trouve que je suis dindon.
Il ne faudrait pas croire que cette réforme suivit la Révolution et en fut une conséquence logique; au contraire, elle la précéda, et on peut la considérer comme l'ouverture de cette sanglante marche funèbre. Elle eut pour premier propagateur, un certain Sylvain Maréchal, poète incompris, qui n'ayant pu conquérir la renommée par ses rimes indigentes, essaya pour passer à la postérité de chasser les saints du calendrier et de les remplacer par les "honnêtes gens".
L'effet fut immédiat, son nom inconnu la veille vola de bouche en bouche, et le prix de son almanach des honnêtes gens, brûlé par la main du bourreau, monta de 0,10 à 36 livres. Ce qui était un bon prix pour deux feuilles de papier in-4, imprimées sur une seule face. Il est vrai qu'on y lisait des choses si inattendues.
D'abord la date:
An I du règne de la Raison!
Voilà qui était flatteur pour les générations précédentes!
Suivait la liste des honnêtes gens, un par jour, où figuraient, côte à côte, Saladin, Léonard de Vinci, Mahomet et même quelques saints dûment dépouillés de leur auréole tels que Vincent de Paul, Médard, évêque, et le roi Louis IX.
Les femmes n'étaient point oubliées. Sylvain Maréchal conviait ses lecteurs à s'incliner devant les charmes d'Agnès Sorel et de Ninon de Lenclos. Ce qui fait supposer, comme le dit spirituellement M. Gairal, que l'auteur, brouillé avec la commune morale, encore plus qu'avec le calendrier vulgaire, se croyait plutôt appelé à juger un concours de beauté qu'à décerner des prix de vertus!
Malgré de si louables efforts, la Convention n'adopta pas ce calendrier pour son calendrier officiel. Celui-ci, élaboré par Romme, Dupuis, Lalande et Delambre, fut parachevé par Fabre d’Églantine. Tout le monde applaudit à l'heureuse initiative du poète, baptisant les mois de nombreuses désinences cadencées: Germinal, Floréal, Prairial, et personne ne se douta que l'incorruptible républicain avait puisé son inspiration dans les écrits du plus farouche des tyrans, Charlemagne, qui, bien longtemps avant lui, nommait les mois en langue tudesque de noms signifiant mois des fleurs, mois des récoltes, mois des vents, etc.
C'est peu de faire une réforme, le difficile est de la faire adopter. On n'épargna rien pour conquérir des sympathies au nouveau calendrier, on l'inaugura partout avec force solennité. Angoulême et Arras organisèrent en son honneur de splendides fêtes allégoriques. Bordeaux les surpassa toutes en magnificence: là, le calendrier monta sur la scène; on joua un ballet intitulé: Le Calendrier Républicain! Chaque mois était représenté par un acteur ayant un costume et des attributs météorologiques et agricoles en rapport avec son rôle. Nivôse, vêtu de blanc portait un réchaud. Prairial, ceinturé de violettes, était entouré d'enfants balançant des arrosoirs. La Liberté, l'Egalité et la Fraternité, précédées de la Raison écrasant les préjugés sous les roues de son char, servaient de cadre à ce tableau.
C'était éblouissant!
Pourtant l'enthousiasme n'était pas général, quelques entêtés avaient le mauvais goût de rester fidèles au dimanche, au grand préjudice du décadi. Et comme les Conventionnels étaient les gens les plus gais du monde, comme ils ne supportaient pas de voir la tristesse régner autour d'eux, ils eurent bientôt fait de mettre bon ordre à cela.
Carrier écrivit aux agents nationaux:
"Dénoncez-moi les fanatiques qui ferment leurs boutiques le dimanche, je les ferai guillotiner."
Dumont exigea qu'on dansât chaque décadi dans tout son fief de Picardie, même dans les prisons.
Et on obligea, ce jour-là, dans toute la France, les grandes dames, les bourgeoises, les couturières et les cuisinières, à se rendre au temple de la Raison pour y former la "Chaîne d'Egalité". Malheur à celles qui refusent d'y paraître, elles sont immédiatement inscrites sur la liste des suspects, autant dire sur la liste des trépassés.
On le voit, si la vie était brève alors, elle ne manquait pourtant pas de charme; et, n'est-il pas touchant de se représenter les Révolutionnaires disant à chacune de leurs victimes: "Danse ou meurs!" quand ce n'était pas: "Danse et meurs!"
Pendant que ces dames dansaient, ces messieurs étaient tenus de se réunir en un banquet aussi laïque qu'obligatoire.
" Chacun, disait l'ordonnance qui prescrivait ces agapes républicaines, chacun portera ce qu'il aurait consommé dans sa maison; ce repas sera frugal, mais abondant en joie et en fraternité!"
Hélas! ce repas, malgré sa frugalité, ne put être maintenu, avec la terrible famine qui se fit alors sentir; et, après avoir bu et mangé en l'honneur de la nation, il fallut jeûner pour sa gloire. Le prédicateur de cet étrange carême laïque fut Barrère. Le 21 février 1794, il escalada la tribune de la Convention, présidée par Saint-Just, et s'écria:
"Nos pères ont jeûné pour un saint du calendrier, pour un moine de Xe siècle, pour une supercherie sacerdotale, nous, imposons-nous une frugalité civique!"
Et les applaudissements couvrirent sa voix, et il fut d'autant mieux obéi, qu'il coûtait alors la vie pour manger à sa faim, puisque tout détenteur de vivres était condamné à mort comme accapareur.
Mais à cette époque, comme à la nôtre, les lois n'étaient point faites pour les législateurs. C'est pourquoi Barrère restait un assidu de Méot et de Vennat, les deux restaurateurs à la mode de cette époque, et, parmi les menus d'Antonelle, un des jurés du Tribunal révolutionnaire, on trouve des béchamelle d'ailerons et de foies gras, des poulardes fines, des cailles au gratin, des ris de veau et des mauviettes, des vins de Champagne et de Sauterne. Pauvre homme, il ne faisait pas carême celui-là, il est vrai qu'il travaillait dur, car c'était un rude métier que celui de pourvoyeur de la guillotine!
Enfin, le 9 thermidor sonna, et on commença à considérer les dernières années comme un mauvais rêve, dont on conserve encore, au réveil, un désagréable souvenir.
Cependant, vers la fin de l'année, les bourgeois du Périgord, de la Guyenne et du Limousin osèrent se réunir autour de la table de famille, pour savourer la traditionnelle dinde bourrée de truffes. Soudain, ils tressaillirent: de fraîches et sonores voix d'enfants éveillaient les échos de la nuit. Le père et la mère, relevant leur tête prématurément blanchie, se signèrent, les fils et les filles battirent joyeusement des mains, et la vieille servante, que la Révolution avait épargnée comme ses maîtres, s'écria d'une voix que l'émotion faisait trembler: "Ce sont les Guileneau! ce sont les Guileneau!"
Et c'était vrai, c'était bien la troupe turbulente des jeunes mendiants en guenilles, des pauvres petits sans foyers qui, rendus à la confiance, osaient de nouveau venir comme jadis adjurer en patois du pays les heureux de ce monde, de leur donner l'étrenne au nom de Jésus-Christ. Un espoir invincible, une promesse de vie semblait s'élever dans les airs avec les couplets de leur étrange complainte, à laquelle, héla! la traduction française enlève je ne sais quel charme naïf et pittoresque:
A la Guileneau, chantaient-ils!
A la fleur de lys!
Nous irons en Paradis.
Il y fait si bel, si bon!
C'est ma sœur Madeleine
Qui en est la plus certaine,
Elle roule sa brouette
Tout le long du Paradis.
Ah! donnez-nous notre étrenne
Au nom de Jésus-Christ!
Au nom de Jésus-Christ!
Chers petits Guileneau, comme la colombe de l'arche, ils apportaient le rameau d'olivier de la paix; quelques mois plus tard, les Français saluaient avec amour la croix relevée par leurs mains et jetaient en frémissant de l'allégresse pascale, aux voûtes des églises purifiées, l'Alleluia de la Résurrection.
Dès lors, le peuple, fidèle à ces anciennes coutumes, se remit à célébrer selon l'antique cérémonial les fêtes qu'il appelait "Ses bons jours". De nouveau, on pétrit de blanche farine la galette des Rois, on fit sauter dans la poêle beurrée les crêpes de la Chandeleur, on para de laurier le jambon de Pâques. Les feux brillèrent dans la nuit claire en l'honneur de Saint-Jean et les mignons sabots s'alignèrent devant l'âtre dans l'attente du passage du petit Jésus.
De toutes ces fêtes qui ont laissé en nos âmes d'enfant une trace profonde et durable, dont le seul souvenir suffit parfois à mouiller de pleurs nos paupières, il en est une singulièrement belle, c'est la fête de Pâques fleuries!
Revêtue à Paris d'une austère grandeur, elle s'empreint en province d'un charme touchant et poétique. Dans les campagnes de Berry, une croix de buis constelle la porte des chaumières et des granges. Après avoir jeté dans les flammes les rameaux fleuris de l'an passé "qui se changent en rameau d'or", le paysan verdoie la cheminée avec les nouveaux branchages bénis par le prêtre.
En Bretagne, l'aïeule garde, dans un coin de la vieille armoire, ces reliques de buis, et compte les années de sa vie par les rameaux desséchés que son plus jeune petit-fils placera dans son cercueil, où ils refleuriront à chaque anniversaire, si Dieu l'a reçu en miséricorde.
Quant aux Périgourdins, ils ne peuvent, eux, évoquer ce jour sans attendrissement, car c'est leur enfance qu'ils évoquent avec lui. Pâques fleuries est là-bas la fête des petits; dès le matin l'église leur est livrée et, de la porte d'entrée à l'autel, ce n'est qu'une forêt mouvante de buis et de lauriers tenus par des doigts frêles et surchargés de gimbelettes en sucrerie, de pommes, d'oranges, de tortillons exquis, de cordonnelles odorantes dorées au jaune d’œuf, le tout noué par des rubans aux couleurs. Et il n'est pas rare que le jeune fidèle ne charme les loisirs que lui fait la longueur de l'office, en croquant à belles dents les ornements de son rameau.
Ne sourions pas; un souvenir est parfois une sauvegarde, et si, dans les luttes fratricides qui, hier encore ensanglantaient notre sol, nous avons vu des hommes que nous savions pas croyant briser une glorieuse carrière, plutôt que de violer la maison du Seigneur, c'est peut-être parce qu'au fronton de l'église, ils avaient aperçu un rameau verdoyant.
Et alors, ils ont reculé...
S'ils était Périgourdins, en souvenir du rameau garni, promené fièrement au matin de Pâques fleuries, sous les voûtes de leur antique cathédrale.
S'ils étaient Bretons, en souvenir de soixante ou quatre-vingt brins du rameau fleuri déposés en un jour de deuil dans le cercueil d'une aïeule vénérée.
S'ils étaient Parisiens, en souvenir, soyez-en sûr, de la touffe de buis que le Christ suspendu au chevet de leur mère portaient entre ses bras d'ivoire.
Pourquoi ces coutumes, qui mettaient une fleur de poésie dans notre vie terre à terre, deviennent-elles de plus en plus rares?
Il faut avoir le courage de le dire, c'est, hélas! parce que nous sommes de moins en moins français. Nous ignorons tout de notre pays, ses traditions comme ses sites magnifiques et pittoresques. On se fait un devoir d'aller contempler la campagne romaine, les lacs d'Ecosse ou les chutes du Niagara, et on ne se soucie pas d'escalader les Alpes, de franchit les Pyrénées ou de se pencher sur les sombres abîmes des gorges du Tarn. On va volontiers voir danser sur les tréteaux aux sons du sistre, un brillant fandango, et on dédaigne d'admirer les Limousines en "barbichet", sautant en cadence un pas de bourrée.
Si l'on traverse la France, c'est à la hâte, pour aller au loin jouir des horizons qu'on embrasse des terrasses de Corfou tournées vers l’Épire, ou de ceux qui viennent mourir au pied de l'Alhambra. Pourtant notre patrie si injustement dédaignée est si belle qu'un de nos poètes a pu chanter un jour d'inspiration:
Pourquoi ces coutumes, qui mettaient une fleur de poésie dans notre vie terre à terre, deviennent-elles de plus en plus rares?
Il faut avoir le courage de le dire, c'est, hélas! parce que nous sommes de moins en moins français. Nous ignorons tout de notre pays, ses traditions comme ses sites magnifiques et pittoresques. On se fait un devoir d'aller contempler la campagne romaine, les lacs d'Ecosse ou les chutes du Niagara, et on ne se soucie pas d'escalader les Alpes, de franchit les Pyrénées ou de se pencher sur les sombres abîmes des gorges du Tarn. On va volontiers voir danser sur les tréteaux aux sons du sistre, un brillant fandango, et on dédaigne d'admirer les Limousines en "barbichet", sautant en cadence un pas de bourrée.
Si l'on traverse la France, c'est à la hâte, pour aller au loin jouir des horizons qu'on embrasse des terrasses de Corfou tournées vers l’Épire, ou de ceux qui viennent mourir au pied de l'Alhambra. Pourtant notre patrie si injustement dédaignée est si belle qu'un de nos poètes a pu chanter un jour d'inspiration:
Et puis, pourquoi cacher ma faiblesse païenne?
Si de tes dons divins tout mon être est hanté;
Chère France, qu'un Dieu clément a fait mienne,
Je t'aime! Oh! oui je t'aime aussi pour ta beauté.
Ces vers ne manqueront pas d'étonner plus tard les enfants d'aujourd'hui qui ne connaîtront de leur terre natale que l'insaisissable ligne d'horizon fuyant derrière la vitre d'un rapide. Les malheureux arriveront à l'âge d'homme sans en avoir rien vu, rien respiré, rien ressenti, et l'amour de leur pays ira s'affaiblissant en eux, car on ne s'aime vraiment qu'après s'être recherché, désiré et compris.
C'est là un mal qu'il nous faut enrayer: il faut aimer la France comme l'ont aimée ceux qui nous l'ont conquise et nous en ont léguer le précieux héritage; il faut l'aimer dans son histoire, dans ses champs, dans ses forêts, dans ses monuments et dans ses coutumes. Les vrais Français sont ceux qui continuent, dans le présent, le geste ébauché par leurs ancêtres, dans le passé, ceux qui sont restés immuablement fidèles à leur religion, à leur terre, à leurs traditions; car ainsi que l'a dit un penseur:
"La Patrie, c'est des victoires glorieuses, des défaites héroïques, de beaux exemples de sacrifices et de vertu; c'est des cathédrales, des palais, des tombeaux, des paysages, que l'on a vus tout enfant, et d'autres qui plus tard ont encadré des heures de joie ou de tristesse; c'est des choses intimes, éveillant dans l'âme une douce émotion; c'est un langage qui nous paraît plus doux, c'est une vieille chanson, c'est un proverbe plein de bon sens, c'est une rose qui s'appelle la France; c'est une coiffe blanche qui voltige sur une grève dorée ou palpite dans l'ombre profonde d'un bois..."
C'est tout cela, et c'est d'autres choses encore; c'est le respect de nos morts, le culte du drapeau, l'intangibilité du foyer.
En un mot, la Patrie, c'est la religion du passé, ce qui permet d'affirmer hautement, sans crainte d'être démenti, que le plus pur, le plus noble, le plus généreux de tous les patriotismes, c'est le culte du souvenir.
Jeanne de Lacrousille.
Journal des Demoiselles, revue de la jeune fille et de la femme, 15 janvier 1909.
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