Les bleus.
- Les bleus! voilà les bleus!
Des innombrables fenêtres de la caserne était partie comme une traînée de poudre cette exclamation joyeuse et narquoise vers notre détachement de jeunes conscrits, fraîchement débarqués du train de Paris pour la lointaine garnison de province.
Un sergent nous avait arrêtés dès la gare et mis en rangs, nous forçant déjà à marcher au pas à travers la ville, devant les ménagères curieuses et les boutiquiers goguenards. Au détour d'une petite ruelle, tout à coup, la caserne avec ses toits rouges nous était apparue, formidable, immense.
Des hommes de garde, la jugulaire au menton, avaient pris nos noms et nous avaient menés vers de petites tables installées dans la cour et où se faisait la distribution par compagnies.
Dans la chambrée, qui devait être désormais notre demeure, on nous avait regardés comme des bêtes curieuses.
- Bonjour, bleu! Comment vas-tu? Qui es-tu? D'où viens-tu?
Quelques cigarettes offertes à propos avaient rompu la première glace, il est toujours prudent d'avoir des attentions pour sa "carrée", et nous avions été déclarés "frères, bons zigues, chic types", et autre qualificatif de ce genre.
Nous eûmes ensuite à subir, au bureau du sergent-major, un interrogatoire amusant. Il fallait répondre à trente-six questions des plus opposées: "Fumez-vous? Savez-vous nager?, Quels sont vos titres? Vous êtes licencié, bien; savez-vous lire et écrire? Savez-vous soigner les chevaux, conduire une automobile?
Le choix des vêtements venait alors. C'était, au magasin d'habillement, le tohu-bohu le plus étrange au milieu d'un amoncellement de capotes, de vestes, de pantalons. Il fallait en essayer cinquante avant d'en trouver un de possible.
- Allons! pressons! criait d'adjudant.
Il faut se dépêcher sans cesse ce jour-là, bien qu'on ne soit encore initié à rien.
Et les bleus, ballottés de main en main, houspillés par les gardes-magasins, las de chercher des effets à leur taille, ayant égaré dans la mêlée la moitié de leurs habits civils, regagnaient, éperdus, leur chambrée.
Tout se trouvait pèle-mêle sur les lits: cuirs, brosses, linge, képis. Les bonnets de coton étaient un luxe superflu, et on aurait reçu avec plus de plaisir les vêtements de dessous.
Heureusement que les mamans, prudentes, avaient tricoté d'épaisses chaussettes et de moelleux gilets.
Compatissants, les anciens venaient bavarder tout en nous initiant à la savante architecture des paquetages.
- Voyez-vous, les enfants, répétait l'un d'eux, au régiment, le mieux est de ne jamais se biler. Tout arrive à son heure, la soupe, la boîte et la classe.
Cet ancien, fataliste, avait raison.
- Y en aurait pas, ajoutait-il, un de vous qui aurait des fois une petite pipe?
- Mais comment donc, deux mêmes!
Et, de compagnie, camarades déjà, assis sur les bords de tous les lits, les anciens et les jeunes soldats fumaient en devisant. Tous les supérieurs, l'un après l'autre, étaient passés en revue et leur psychologie respective établie de façon sommaire et précise.
Mais ce moment de "pause" ne devait pas être de longue durée. Des commandements, répétés en échos dans les corridors, convièrent les bleus à la contre-visite du major, puis à la corvée de paille. C'est au régiment surtout que la vieille formule est justifiée: comme on fait son lit, on se couche.
Le spectacle n'était pas banal de tous ces jeunes gens, quelques-uns encore en civil, en soutane même, garnissant de paille les sacs de toile destinés à être leurs couchettes.
Après ce fatigant exercice, un petit tour à la cantine semblait indiqué.
La cantine est, hélas! une des désillusions de la caserne. Enfouie dans quelque sous-sol, obscure, enfumée, elle manque de confortable, comme la cantinière, d'ailleurs, manque généralement de charmes. Bien loin est la vivandière d'opéra-comique, jeune, accorte, souriante, grande sœur des troupiers. En réalité, c'est une grosse femme laide et peu aimable, d'un âge plus que canonique et occupée à servir les centaines de soldats entassés dans sa cantine.
- Un litre de blanc!
- Dix boudins et vite!
- Un sou de pain pour moi!
- Et deux de fromage!...
Les coudes sur la table, on faisait connaissance et les tournées succédaient aux tournées.
L'ordre arrivait pourtant de réunir les bleus dans la cour pour une première théorie. Le capitaine voulait leur inculquer dès le début quelques notions sur les marques extérieures de respect.
Et, tournant en rond autour d'un gradé, nous nous exercions à saluer correctement, la paume de la main bien en avant, le coude haut.
Les officiers nous firent ensuite un petit speech bien tourné sur le métier de soldat, le plus beau de tous, disaient-ils. On entendait mal, mais des mots cependant arrivaient jusqu'à nous: devoir, patrie, misères du métier, discipline, régiment, grande famille.
Une fois que le capitaine et le lieutenant furent partis, l'adjudant, ironique, nous fit la lecture de la fameuse page du livret sur le chapitre des punitions: "Mort, mort, travaux forcés, réclusion, mort", répétait-il.
Nous avions le cœur barbouillé rien que de l'entendre, surtout que la charcuterie de la cantine pesait un peu sur nos estomacs.
Dans la cour, une sonnerie retentit.
- A la soupe! à la soupe! crièrent cent voix.
Et nous nous rendîmes au réfectoire.
Mais aucun de nous n'avait faim, et bien que, pour la circonstance, le cuisinier se fût distingué et eût confectionné un repas d'honneur, nous cédâmes volontiers nos parts aux anciens.
La nuit était tombée. Nous étions las, d'ailleurs, de toutes les émotions de la journée et nous ne demandions qu'à nous mettre au lit.
Quelques-uns de nous, cependant, déambulaient par petits groupes, songeurs et silencieux, dans l'immense cour de la caserne. On était heureux de se retrouver entre jeunes soldats, d'échanger les impressions de la première heure, identiques d'ailleurs, d'être un moment perdus dans la nuit noire.
D'autres se couchaient, les yeux lourds de sommeil, n'ayant plus qu'une notion vague de ce qui se passait dans la chambrée, entendant les colloques animés des anciens et le tapage qu'ils faisaient en culbutant entre eux leurs lits.
Tout à coup, une fois la lampe éteinte par le caporal, retentit la sonnerie de l'extinction des feux, avec ses notes plaintives.
Émus, les bleus se soulevaient sur leur coude. Cette sonnerie n'avait-elle pas quelque chose de déchirant?
Et l'on se sentait seul, très seul dans la chambrée obscure et maussade au milieu de ces inconnus, quand un des anciens qui vous avaient pris sous sa protection s'approchait de votre couchette et délicatement, comme en craignant de vous faire du mal, vous bordait de ses grosses mains rouges, en glissant paternellement ces mots:
- Bonsoir, mon bleu!
Henry de Forge.
Le Petit Journal, militaire, maritime, colonial, supplément illustré paraissant toutes les semaines, 13 décembre 1903.
- Mais comment donc, deux mêmes!
Et, de compagnie, camarades déjà, assis sur les bords de tous les lits, les anciens et les jeunes soldats fumaient en devisant. Tous les supérieurs, l'un après l'autre, étaient passés en revue et leur psychologie respective établie de façon sommaire et précise.
Mais ce moment de "pause" ne devait pas être de longue durée. Des commandements, répétés en échos dans les corridors, convièrent les bleus à la contre-visite du major, puis à la corvée de paille. C'est au régiment surtout que la vieille formule est justifiée: comme on fait son lit, on se couche.
Le spectacle n'était pas banal de tous ces jeunes gens, quelques-uns encore en civil, en soutane même, garnissant de paille les sacs de toile destinés à être leurs couchettes.
Après ce fatigant exercice, un petit tour à la cantine semblait indiqué.
La cantine est, hélas! une des désillusions de la caserne. Enfouie dans quelque sous-sol, obscure, enfumée, elle manque de confortable, comme la cantinière, d'ailleurs, manque généralement de charmes. Bien loin est la vivandière d'opéra-comique, jeune, accorte, souriante, grande sœur des troupiers. En réalité, c'est une grosse femme laide et peu aimable, d'un âge plus que canonique et occupée à servir les centaines de soldats entassés dans sa cantine.
- Un litre de blanc!
- Dix boudins et vite!
- Un sou de pain pour moi!
- Et deux de fromage!...
Les coudes sur la table, on faisait connaissance et les tournées succédaient aux tournées.
L'ordre arrivait pourtant de réunir les bleus dans la cour pour une première théorie. Le capitaine voulait leur inculquer dès le début quelques notions sur les marques extérieures de respect.
Et, tournant en rond autour d'un gradé, nous nous exercions à saluer correctement, la paume de la main bien en avant, le coude haut.
Les officiers nous firent ensuite un petit speech bien tourné sur le métier de soldat, le plus beau de tous, disaient-ils. On entendait mal, mais des mots cependant arrivaient jusqu'à nous: devoir, patrie, misères du métier, discipline, régiment, grande famille.
Une fois que le capitaine et le lieutenant furent partis, l'adjudant, ironique, nous fit la lecture de la fameuse page du livret sur le chapitre des punitions: "Mort, mort, travaux forcés, réclusion, mort", répétait-il.
Nous avions le cœur barbouillé rien que de l'entendre, surtout que la charcuterie de la cantine pesait un peu sur nos estomacs.
Dans la cour, une sonnerie retentit.
- A la soupe! à la soupe! crièrent cent voix.
Et nous nous rendîmes au réfectoire.
Mais aucun de nous n'avait faim, et bien que, pour la circonstance, le cuisinier se fût distingué et eût confectionné un repas d'honneur, nous cédâmes volontiers nos parts aux anciens.
La nuit était tombée. Nous étions las, d'ailleurs, de toutes les émotions de la journée et nous ne demandions qu'à nous mettre au lit.
Quelques-uns de nous, cependant, déambulaient par petits groupes, songeurs et silencieux, dans l'immense cour de la caserne. On était heureux de se retrouver entre jeunes soldats, d'échanger les impressions de la première heure, identiques d'ailleurs, d'être un moment perdus dans la nuit noire.
D'autres se couchaient, les yeux lourds de sommeil, n'ayant plus qu'une notion vague de ce qui se passait dans la chambrée, entendant les colloques animés des anciens et le tapage qu'ils faisaient en culbutant entre eux leurs lits.
Tout à coup, une fois la lampe éteinte par le caporal, retentit la sonnerie de l'extinction des feux, avec ses notes plaintives.
Émus, les bleus se soulevaient sur leur coude. Cette sonnerie n'avait-elle pas quelque chose de déchirant?
Et l'on se sentait seul, très seul dans la chambrée obscure et maussade au milieu de ces inconnus, quand un des anciens qui vous avaient pris sous sa protection s'approchait de votre couchette et délicatement, comme en craignant de vous faire du mal, vous bordait de ses grosses mains rouges, en glissant paternellement ces mots:
- Bonsoir, mon bleu!
Henry de Forge.
Le Petit Journal, militaire, maritime, colonial, supplément illustré paraissant toutes les semaines, 13 décembre 1903.
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