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lundi 23 mai 2016

Le ministre dégommé.

Le ministre dégommé.


Cet infortuné est d'une actualité fréquente. On le rencontre partout, et il est devenu si banal, si nombreux qu'il pourrait aisément fonder un cercle pour se consoler avec ses congénères.
C'est un homme comme vous et moi, au premier abord; mais si vous le regarder de près, vous verrez une sorte de Rolla stigmatisé par la politique; une manière d'âme en peine, habillée  d'un pantalon et d'une redingote sans dignité; une façon de désespéré, de découragé, d'abandonné qui fait peine à voir.




Hier, il était tout. Il rayonnait, souriait, piaffait, caracolait, se dandinait, gesticulait, pérorait. Il avait six pieds, une barbe bien  faite, une cravate méthodiquement nouée et propre, des gants et des bottines irréprochables. Aujourd'hui, plus rien , le vide, le néant, l'obscur, la limonade. Il erre, il vague, il trébuche, il chancelle, il se tait. Il est petit, ratatiné, sa barbe est longue, sa cravate douteuse, ses gants absents et ses bottines consternées.
N'étant rien par lui-même, n'ayant ni un nom illustre ni une oeuvre accomplie, il ne valait que par le titre de ministre dont on l'avait affublé. Ayant perdu ce titre, il est retombé en lui-même, c'est à dire dans le nul.
Il ressemble à ces cochers qui sont descendus de leur siège. Perché à deux mètres du sol, le fouet à la main, le cocher a une apparence, il est quelqu'un, il domine, il conduit une voiture et des chevaux; il se laisse voir de loin, il plane au-dessus de la foule. Mettez-le par terre, à pied, dans la rue. Y a-t-il quelqu'un de plus triste, de plus mélancolique, de plus inutile? Ainsi le ministre dégommé.




Le ministre dégommé arrive à ce degré qu'il devient insupportable. Il a été ministre et il n'est plus capable d'être autre chose. Il n'ose se rabaisser à un emploi plus modeste. Il vous serait impossible d'offrir à un ancien ministre une place de caissier chez vous ou une loge de concierge, ou une bonne tenue de livres dans une maison de commerce. Ses amis même craignent de rencontrer son visage plaintif. Ils l'évitent parce qu'il n'est plus bon à rien et qu'il est devenu raseur.
Le ministre dégommé ne sert plus qu'à faire galerie dans les fêtes politiques et dans les banquets d'apparat. Il porte des toasts aux comédiens qui s'en vont en voyage. On l'invite comme ancien ministre; mais le nombre des ministres dégommés s'est tellement accru et leur prestige a tellement diminué, que les invitations se font de jour en jour plus rares. Ils finiront par se louer à raison de dix francs le cachet à des entrepreneurs d'hyménées pour servir de témoins dans des mariages riches.

Psychologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations par Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie parisienne, 1887.

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