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mardi 17 mai 2016

Une visite aux égouts de Paris.

Une visite aux égouts de Paris.


Sous le pavé de nos rues, où se meut à toute heure du jour une fourmilière de passants et de voitures, au-dessous du mouvement fébrile qui anime notre métropole, s'étend une autre ville, avec d'autres vois souterraines, d'autre boulevards, des tunnels, des caveaux destinés à purifier ce grand organisme qu'on nomme Paris; immenses réceptacles qui rejettent dans la Seine les résidus de toutes sortes de la capitale du monde civilisé. Comme un être vivant, Paris a ses artères et ses veines: d'une part les conduites d'eau pure, les canaux, les aqueducs qui font vivre la grande ville, la nourrissent, la nettoient: d'autre part, les égouts qui reçoivent ces eaux quand elles ont servi à l'alimentation ou à l'assainissement: ce double mouvement circulaire peut en quelque sorte être comparé aux merveilleuses transformations du sang artériel et du sang veineux.
Un bon système d'égouts dans un grand centre habité est d'une importance du premier ordre; de la bonne disposition de ces voies souterraines dépendent en partie l'hygiène et la santé publique. Si Paris a des boulevards, des squares, des jardins, qui égalent aujourd'hui, par leur luxe et leur élégance, les plus grandes promenades de toutes les grandes cités, il y a aussi des égouts qui ne le cèdent en rien aux travaux si vantés de la Rome antique. Une excursion dans ce monde souterrain ne manque pas de pittoresque, tout en offrant à l'esprit de nombreux sujets d'étude et d'observation.
L'administration distribue deux fois par semaine un certain nombre de cartes d'entrée; elle convie à visiter le sous-sol de Paris, comme elle invite à ses fêtes et à ses bals. Tout un service régulier de transport fonctionne pour la grande commodité des visiteurs, et les dames les plus élégamment vêtues peuvent parcourir, sans que leur toilette ait rien à risquer, les égouts larges, aérés, bien espacés, qui ont remplacé les voies ignobles et fangeuses où jadis ne pénétraient que les égoutiers boueux et d'innombrables rats d'eau.
L'excursion commence ordinairement place de la Madeleine, à côté de l'église. Les trappes de fonte qui ferment l'entrée des égouts sont élevées, et deux gardiens en défendent l'entrée. A l'heure fixée, on fait descendre les invités. Un escalier aux dimensions spacieuses les conduit dans une salle voûtée, où aboutit un immense tunnel éclairé de distance à distance par des lampes à pétrole. La voûte est élevée et domine un canal où glisse assez rapidement une eau noirâtre, mais non fétide. De chaque côté de cette rivière artificielle, des trottoirs permettent aux égoutiers de parcourir ces voies qui s'étendent sous nos boulevards. Sur un signal du chef de section qui dirige l'excursion, quatre égoutiers, aux grandes bottes traditionnelles, détachent les amarres d'un canot où douze personnes tiennent à l'aise; ce bateau est garni de drap vert, vierge de toute souillure; on y fait monter les dames, qui prennent place sur les banquettes du milieu; les hommes se tiennent aux deux extrémités. Une fois la barque équipée, plusieurs égoutiers la remorquent à l'aide de cordes, et la traîne à leur suite en parcourant les trottoirs du tunnel. 




On suit lentement cette grande galerie, et de temps en temps, on y voit aboutir d'autres canaux qui passent au-dessous des voies transversales.
Ce grand égout longe le sous-sol de la rue Royale; quand on le parcourt dans une barque, on s'étonne à la pensée que des voitures élégantes et des promeneurs circulent à quelques mètres au-dessus. Chaque conduit d'eau qui vient se réunir à cette grande voie souterraine porte le nom des rues qu'il parcourt, de sorte que le visiteur égaré dans les égouts souterrains ne tarderait pas à trouver son chemin dans ce dédale. Les égouts des rues tombent parfois en cascade dans le canal principal, le bruit de la chute d'eau trouble le silence des tunnels; les voûtes et les galeries répercutent au loin ce bruissement dont le son s'amplifie comme s'il était répété par mille échos. La construction des voûtes est d'une solidité à toute épreuve; des pierres de taille en forment les parois; cimentées avec art, elles ont l'élégance et la beauté des tunnels de chemin de fer. Le canot conduit jusqu'à l'égout de la rue de Rivoli. Une légère odeur de cave se fait généralement sentir; mais les corridors qui s'étendent sous les grandes voies de Paris sont si bien aérés par des prises d'air, qu'on y est jamais incommodé par les odeurs fétides, repoussantes et malsaines des horribles égouts de l'ancien Paris.
Arrivé en bas de l'égout de la rue Royale, on débarque sur les trottoirs d'une grande salle voûtée où se réunissent, comme dans un carrefour, quatre grandes voies souterraines. L'un de ces canaux est fermé par une petite écluse, comme les bassins de nos ports: c'est celui-là qui longe la rue de Rivoli et conduit à l'immense collecteur du boulevard Sébastopol. Ce canal est beaucoup moins grand que celui de la rue Royale; pour le parcourir, on se sert d'un autre moyen de transport: un chemin de fer porte les touristes.
C'est en cet endroit que l'on peut voir le plus commodément la couleur de l'eau qui coule dans les canaux. Elle est noirâtre et couverte d'une pellicule grasse et mousseuse, très-certainement produite par le savon employé dans les ménages de Paris. Sa couleur foncée est due aux détritus de toutes sortes, au macadam qui forme au fond des égouts un sédiment boueux très-épais, très consistant. Il est nécessaire de curer avec soin le fond des canaux souterrains, afin d'éviter qu'ils ne s'obstruent. Quand la pluie vient inonder les rues de Paris, les eaux souterraines croissent avec une rapidité inconcevable. Ces tunnels où les promeneurs sont conduits en barque regorgent d'eau en quelques instants; ils peuvent même dans certains cas se remplir presque instantanément. Aussitôt que l'orage gronde, un signal d'alarme est donné de toutes parts, et les ouvriers remontent à la hâte à la surface du sol.
Quelquefois le torrent s'est précipité avec une violence qui a surpris les malheureux égoutiers et les a engloutis.
Les vagons sont formés de deux compartiments ouverts, leurs roues glissent dans des rails placés sur chaque trottoir; au-dessous l'eau fangeuse coule rapide. On prend place dans ces véhicules: deux hommes placés en avant poussent un brancard au milieu duquel une lampe jette ses feux; deux autres par derrière complètent l'attelage. Le chef d'équipe suit le cortège, et sur son signal le vagon se met en marche. Les hommes courent rapidement et entraînent à leur suite ce chariot bizarre, qui fait entendre un roulement sonore en glissant sur les rails de fer. Le bruit est répercuté et redoublé par les échos des galeries souterraines, des ombres épaisses suivent ce char vraiment fantastique. L'extrémité du tunnel où l'on se glisse se perd dans une obscurité complète; on croirait que l'on va pénétrer dans un monde infernal.
Cependant, peu à peu, le jour paraît à l'extrémité de la galerie; le vagon arrive au milieu de cette clarté et s'arrête. On est parvenu au grand égout du boulevard de Sébastopol, sous la place du Châtelet. L'égout Sébastopol, le plus grand qui existe à Paris, a la forme d'un vaste tunnel dont le centre est légèrement aplati, le ruisseau qui coule au milieu de ses deux trottoirs est assez large pour laisser passer une barque de grande dimension. De chaque côté, deux gigantesques tuyaux sont soutenus aux parois et conduisent les eaux pures destinées à l'alimentation et au nettoyage des rues. Bientôt ces eaux couleront à leur tour à la partie inférieure de la voûte et retourneront à la Seine.
On suit à pied l'égout Sébastopol, et l'on arrive enfin à une grande porte de fer qui s'ouvre près du bord de la Seine, à côté du pont Saint-Michel.
Cette promenade ne fait connaître au visiteur qu'une faible partie des égouts de Paris, qui s'étendent aujourd'hui sous toute la ville: des heures entières ne suffiraient pas pour les parcourir. Mis bout à bout, les égouts permettraient aux Parisiens d'aller faire, par voie souterraine, la prise de Berlin.
Autrefois, Paris n'avait que trois exutoires: la Seine qui le traverse, et deux égouts naturels situés sur chaque rive du fleuve; ces égouts ouverts s'appelaient la Bièvre et le ruisseau de Ménilmontant. Le premier égout couvert date de 1343. Plus tard, François 1er eut à se plaindre des émanations putrides qui s'élevaient des égouts et venaient offenser les royales narines jusque dans son palais des Tournelles. Il voulut détourner un de ces ruisseaux et le diriger du côté des Halles; mais le prévôt des marchands s'opposa avec énergie aux projets du roi; il ne consentit pas à infecter le quartier des Halles et la rue saint-Denis, où se trouvaient alors, d'après son expression, "la fleur des anciens bourgeois d'icelle ville."
François 1er dut céder, et, contraint de déménager, il fit construire le palais des Tuileries. En 1610, Marie de Médicis, inquiétée pour son peuple des maladies contagieuses qu'engendrait la stagnation des immondices, chargea un trésorier de France de veiller à leur curage. Malgré son désir, la pluie seule continua à se charger de nettoyer les ruisseaux souterrains, source d'insalubrité, de fléaux et de maladies. Vers le milieu du dix-huitième siècle, Turgot fit voûter le ruisseau de Ménilmontant; toutefois, jusqu'en 1830, les voies souterraines de Paris offraient les plus grands inconvénients et les égoutiers ne pouvaient y pénétrer sans danger. En 1830, on procéda régulièrement au curage des égouts par les eaux de l'Ourcq: progrès incontestable, mais qu'on ne pouvait pas louer sans réserve. Les ruisseaux immondes qui sillonnaient les entrailles du sol parisien se déversaient au milieu de Paris, dans la Seine même; et tout le monde a pu remarquer, sur les quais, ces torrents noirâtres qui forment sur les rives de notre fleuve une cascade infecte aux émanations insalubres.
Ce qui reste de ce fâcheux expédient va complètement disparaître. Les égouts déversent déjà le liquide qu'ils entraînent dans un grand collecteur qui porte les eaux de drainage de Paris en aval du pont d'Asnières, après avoir traversé en tunnel le sous-sol de Clichy. Cet ouvrage est certainement le plus étonnant, le plus admirable de tous ceux du même genre, et, par ses proportions, il dépasse de beaucoup le cloaca maxima de l'ancienne Rome. L'égout d'Asnières, de même que l'égout Sébastopol, a la forme d'un œuf; sa largeur et sa hauteur sont de cinq mètres. Les nombreuses ramifications du vaste système hydraulique de Paris sont toutes formées sur le même modèle. Dans le parcours du collecteur d'Asnières, l'odeur est si faible que l'on peut sentir les parfums qui s'échappent des magasins de parfumerie sous lesquels on passe. Au-dessous de chaque maison, une cour inférieure devra être en communication avec l'égout, et le curage des fosses s'opérera par voie souterraine.
Les égouts reçoivent déjà dans une grande étendue les conduites d'eau, les fils télégraphiques et recevront peut être aussi les tuyaux à gaz; s'il en était ainsi, la réparation de ceux-ci ne serait jamais une cause d'interruption dans la circulation superficielle. Malgré tous ces progrès, il reste plus d'une amélioration à espérer. Les ondes impures qui coulent dans les égouts vont troubler l'eau de la Seine au delà d'Asnières, au mécontentement bien légitime des riverains de ce pays. Or, ces eaux de drainage, véritable fléau pour les hommes, sont un bienfait pour les végétaux: c'est une source de fécondité pour les céréales, les légumes et les fruits de toutes espèces; c'est une mine d'or que l'on gaspille et qui, entraînée par la Seine, se perd dans l'Océan.
Avant de renvoyer à la Seine ces eaux fétides, il faudrait les purifier, retenir les matières organiques qu'elles renferment et les utiliser comme engrais. Cette purification commence à se réaliser sur une grande échelle. Une exploitation est organisée à Clichy: à l'aide d'une pompe à vapeur, elle amène dans des bassins l'eau de l'égout collecteur. On recueille les matières grasses qui se figent à la surface du liquide fangeux, puis on fait écouler l'eau par des canaux ouverts dans des champs cultivés; elle sert à l'irrigation, et laisse en dépôt sur son passage un sédiment organique, un engrais précieux qui contribue puissamment à enrichir le sol. Après avoir circulé dans ces canaux, l'eau de l'égout collecteur est déjà bien modifiée: de noire et épaisse qu'elle était, elle est devenue jaunâtre. On la recueille dans de nouveaux bassins, où elle est additionnée de sulfate d'alumine qui achève de précipiter les substances organiques qu'elle contient. Après un repos, on la fait écouler dans la Seine, et c'est merveille de l'y voir couler en une cascade limpide, dénuée de toute odeur, privée de toute souillure.
Si vous passez l'été dans ces champs, peut-être vous demanderez-vous, étonnés, à quoi sont dues la richesse des cultures qu'on y admire, la force, la prospérité des légumes qui y croissent. En suivant les rigoles d'irrigation, vous arriverez à l'égout collecteur, et la beauté de ce petit coin de terre promise vous sera expliquée. Espérons que de nouveaux travaux, de nouvelles tentatives, permettront de développer avec soin ce système de purification, si simple, si ingénieux, des eaux d'égout.

Le Magasin pittoresque, août 1870.

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