Faut-il couper la queue des chevaux?
Non, affirme catégoriquement le vétérinaire du 101e régiment d'artillerie. Ne cherchez pas ce régiment dans l'Annuaire, vous ne l'y trouveriez pas; contentez-vous de lire ce que pense, au sujet de la longueur des queues de chevaux, l'auteur d'une intéressante conférence, un vétérinaire fort distingué de notre armée.
Mais avant de lui céder la parole, hâtons-nous de rappeler que le règlement français prescrit que la queue des chevaux de l'armée sera coupée à la hauteur de 8 à 10 centimètres au dessus de la pointe du jarret.
" Je n'ai pas besoin de vous rappeler, dit le conférencier, que la queue sert à chasser les mouches, qui s'attaquent si cruellement aux chevaux. Si vous la coupez courte, plus de défense, et l'irritabilité causée par la souffrance rend quelquefois l'animal dangereux. Trop souvent, on supprime plusieurs vertèbres du coccyx, qui est la continuation de la colonne vertébrale. Vous avez peut être vu cette opération cruelle, qui se fait d'une manière bien primitive: un homme tient la queue et place un billot de bois au-dessous du point où la section doit être faite; le maréchal ferrant, d'un coup de hache, abat une partie de ces vertèbres, et le sang coule. Pour l'arrêter, il s'arme d'un fer annulaire rougi au feu; il l'applique sur l'extrémité sectionnée.
" C'est cruel, n'est-ce pas? et je ne crains pas de dire, avec M. Decrois, qui a illustré l'art vétérinaire dans l'armée, que c'est barbare pour l'animal et inutile pour le propriétaire. Dans nos boîtes d'instruments, on a mis un coupe-queue, espèce de sécateur, de guillotine qui remplace billot et hache. C'est plus perfectionné, mais c'est aussi cruel, et je serais le premier à applaudir à sa suppression dans les instruments que l'armée met à notre disposition; nous ne serions plus sollicités de nous en servir, nous éviterions ainsi un mandat cruel.
" Je ne puis admettre qu'un cheval ainsi tronçonné soit plus élégant, plus léger à l’œil, porte mieux la queue et je partage tout à fait l'avis de ceux qui pensent que cette mutilation enlève de la force à l'animal, en le privant d'une sorte de point d'appui. Enfin, raison suprême, ce n'est plus un cheval d'armes."
Un journal militaire, rendant compte du dernier championnat, donnait son appréciation des différents chevaux qui y avaient pris part et, parlant du cheval Midas, s'exprimait ainsi qu'il suit:
" Ce cheval est presque de pur sang par son aspect, mais ce n'est pas un cheval d'armes. Un cheval sans queue ni crinière n'est pas un cheval de cavalerie. On ne comprend même pas qu'un dépôt de remonte achète un cheval ainsi déshonoré."
Il est difficile d'indiquer à quelle époque remonte cette mode barbare d'écourter les chevaux. La même mutilation se fait aux chiens et, pour celle-ci, il semble possible d'en fixer l'origine. Vous avez peut être entendu prononcer le nom d'Alcibiade; c'était un citoyen d'Athènes. Il était avocat, puis il devint général, célèbre par ses talents, par ses victoires, aussi pour sa beauté; il était l'arbitre de l'élégance et voulait être remarqué en toutes choses dans les rues d'Athènes? Un jour, il eut l'idée de couper la queue de son chien, pour attirer les regards. Le motif, vous le voyez, était futile.
Peut être, pour les chevaux, l'origine est-elle aussi sérieuse. Alcibiade était le gommeux de sa ville; est-ce cela qui lui valut des imitateurs? Il en imposa par son exemple, et il est bizarre que ces hommes aient tant de succès près de leurs concitoyens.
C'est une mode barbare qui a coûté cher à l'armée anglaise. Dans une campagne en terres chaudes, la cavalerie britannique avait perdu presque tous ses chevaux par piqûres de mouches, dont ils ne pouvaient se débarrasser. C'est sans doute sous l'impression de ce désastre que le prince de Galles, aujourd'hui Edouard VII, roi d'Angleterre, prit la résolution d'arrêter cette mode cruelle qui régnait de l'autre côté de la manche plus encore que dans les autres Etats d'Europe et, par son ordre, fut publiée la note suivante:
"La Société royale d'agriculture de la Grande-Bretagne, placée sous la présidence du prince de Galles, prend, le 2 novembre 1898, la résolution ci-après: "Seront exclues de nos expositions, à partir de 1899, les poulains à la queue écourtée; à partir de 1900, les chevaux d'un an, et, à partir de 1901 les chevaux de deux ans qui seraient mutilés de la même manière."
A la suite de cette note, les Sociétés d'agriculture d'Allemagne résolurent de suivre l'exemple de l'Angleterre et, en avril 1903, le comité de la Société suisse de protection des animaux adressa au département militaire fédéral une requête le priant d'interdire de couper la queue des chevaux de l'armée helvétique. Aux Etats-Unis, le président Roosevelt, auquel on ne saurait méconnaître le goût et la compétence d'un parfait sportman, exige que ses chevaux aient la queue intacte.
Nous savons tous, par expérience, combien la présence d'une mouche sur la peau est insupportable; nous nous en débarrassons par la main et les vêtements; le chien, qui est libre s'en débarrasse par la gueule, par le frottement et par les pattes. Mais le cheval, monté, bridé, harnaché, immobile sous le grand soleil, privé par l'homme de ses moyens de défense, que doit-il souffrir? Et tout cela pour l’œil, pour la mode, pour le chic!
On vous dira peut être que la queue tronçonnée reçoit mieux la croupière: n'en croyez rien. La résistance que fait le cheval est produite par les muscles des premières vertèbres coccygiennes, et ce que vous avez enlevé ne diminue en rien cette résistance. Quelle raison sérieuse vous reste-t-il donc pour justifier le traitement cruel infligé à votre compagnon de travail et de combat?
La cause semble donc entendue, comme on dit au Palais. L'humanité, la raison et le règlement sont d'accord pour désapprouver le tronçonnage de la queue des chevaux. Mais si quelqu'un de nos lecteurs trouvait à cette opération des motifs raisonnables, le Petit Journal, militaire, maritime, colonial les ferait connaître à ses lecteurs, car, comme dit le proverbe, qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son.
Le Petit Journal, militaire, maritime, colonial, supplément illustré paraissant toutes les semaines, 24 janvier 1904.
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