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jeudi 19 mai 2016

Château de Saint-Fargeau.

Château de Saint-Fargeau.


A quelques lieues de Joigny se trouve l'ancienne et jolie petite ville de Saint-Fargeau, dont saint Vigile, qui vivait au milieu du VIIe siècle, parle dans son testament; elle est située sur la rive du Loing, à peu de distance de la source de cette rivière. Au centre de la ville, et sur la place principale, s'élève un vaste et curieux château, bâti vers 980 par Héribert, évêque d'Auxerre.





Dans la suite, ce château appartint aux barons de Toucy; au XIIIe siècle, Jeanne de Toucy l'apporta en dot à Thibaut de Bar, et leur arrière petit-fils le vendit, en 1450, à Jacques-Cœur, l'argentier de Charles VII.
La terre de Saint-Fargeau passa successivement à Jean de Chabannes, à René d'Anjou, son gendre, et à François de Bourbon, duc de Montpensier, en faveur duquel elle fut érigée, par François 1er, en duché-pairie. François de Bourbon n'eut qu'une fille, qui épousa Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII; elle mourut en laissant pour unique héritière Anne-Marie-Louise, duchesse de Montpensier, connue sous le nom de Mademoiselle.
Une des singularités de la vie de mademoiselle de Montpensier, c'est la quantité de mariage qu'elle souhaita ou qui lui furent proposés. Dès le berceau, elle fut nourrie de l'idée d'épouser Louis XIV; tous les hommes de bataille, tous les grands noms avaient été successivement désignés pour Mademoiselle, et le cardinal-infant, et le comte de Soissons, et le roi d'Espagne lui-même, puis le prince de Galles, puis le duc de Savoie. Mademoiselle de Montpensier n'était pas de ces femmes qu'une passion vulgaire touche et domine; elle avait un caractère de fille romaine, qui se révéla au milieu de cette Fronde que des écrivains à petite vue ont présentée comme une ridicule parade. Quelle fierté de cœur, quelle force de résolution dans son expéditions des Amazones à Orléans, où elle avait été envoyé par les frondeurs afin de maintenir cette ville dans leur parti!
Et ce combat du faubourg Saint-Antoine, n'est-ce pas mademoiselle de Montpensier qui, en faisant tirer le canon de la Bastille sur les troupes du roi, empêcha la ruine de l'armée du prince de Condé?
Dans tous les mouvements populaires, il se révèle des âmes passionnées et fières qui se jettent avec ardeur dans le tumulte, parce que le tumulte est l'élément naturel des imaginations vives, et souvent des cœurs hauts. Respect donc au caractère de mademoiselle de Montpensier, elle put être faible en vieillissant, elle put être follement éprise du duc de Lauzun, mais durant la Fronde elle développa un type éminemment antique; elle fut la femme du peuple, la reine des halles; elle domina l'échevinage, le parlement; elle fut enfin la pensée forte au milieu de beaucoup de résolutions incertaines et d'âmes timides.
Lorsque Louis XIV rentra dans Paris, mademoiselle de Montpensier fut exilée dans sa terre de Saint-Fargeau; réduite contre son gré à une vie tranquille, l'activité de son esprit se porta vers l'étude. Elle nous apprend qu'elle se mit à lire beaucoup et à écrire quelques morceaux qu'elle se plaisait à voir imprimer sous ses yeux. C'est durant cet exil dans son beau château, et d'après l'avis des personnes qui l'entouraient, qu'elle composa les Mémoires qu'elle nous a laissés. On voit encore son cabinet d'études, où l'on doit présumer qu'elle évoquait ses souvenirs; c'est là qu'elle traça les portraits si naturels, si vrais des personnages de son temps, et les détails de ces misérables intrigues où sa franchise naturelle et l'élévation de son noble caractère la rendirent si constamment la dupe de la politique de Mazarin.
Une cour peu nombreuse, mais bien choisie, était réunie à Saint-Fargeau; et ce fut pour l'amusement de cette société distinguée que Ségrais composa ses Nouvelles françaises. Mademoiselle de Montpensier préférait cette demeure à ses autres châteaux; elle l'augmenta, elle changea toutes les dispositions intérieures; ses armoiries et son chiffre, placés dans les peintures et les sculptures, témoignent de leur origine. Par son testament du 27 janvier 1685, mademoiselle de Montpensier donna la terre de Saint-Fargeau au duc de Lauzun qu'elle avait épousé secrètement.
Le château de Saint-Fargeau est un édifice entièrement construit en briques et très-bien conservé. La porte d'entrée, qui donne sur la place principale de la ville, est d'un bel effet. L'étendue de ce château, le grand nombre de salles qui le divisent, son parc immense, agréablement planté en jardins paysagés et embelli par une vaste pièce d'eau, lui donnent l'aspect d'une maison royale. C'est encore un reste précieux du moyen âge féodal; tout y est debout: les petites tourelles, ici, là, flanquées, le large pavillon du centre, la salle d'armes avec ses rateliers où les anciens barons pendaient leurs bonnes rapières, les petits réduits qui forment les angles des tours d'où l'on voyait venir de loin les pages cheminant sur leurs destriers, et la dame de Toucy, le faucon éperonné au poing, alors que le nain du château, tout bossu, tout contrefait, et accroupi comme un lévrier sous une ogive, faisait entendre le son d'un cornet retentissant.
Vendu par le duc de Lauzun à la famille Lepelletier, le château de Saint-Fargeau renferme dans sa chapelle le tombeau du conventionnel de ce nom. 
Lepelletier de Saint-Fargeau avait été président à mortier au parlement de Paris. Jusqu'en 1780, il ne s'était guère fait connaître que comme un jeune homme livré à tous les plaisirs et à tous les goûts que son immense fortune (il avait près de 600.000 livres de rente) lui permettait de satisfaire. Élu d'abord membre de l'Assemblée constituante, les électeurs du département de l'Yonne le nommèrent plus tard député à la Convention.
Dans la première séance où il fut question du procès de Louis XVI, Lepelletier soutint que ce prince devait être jugé par la Convention; il se montra implacable dans le cours du jugement, et finit par voter la mort sans appel au peuple; il avait même fait imprimer, contre cette mesure qui pouvait sauver le malheureux Louis XVI, un pamphlet dans lequel il menaçait d'une imprécation populaire ceux de ses collègues qui voudraient faire adopter l'appel. Pétion, qui peut être était plus ennemi de Louis XVI que Lepelletier, dénonça cet écrit à la Convention comme un acte séditieux, tendant à dissoudre la représentation nationale. Dans sa réponse, le député de l'Yonne se montra l'adversaire le plus acharné de l'appel au peuple, et il entraîna au vote plusieurs de ses collègues qui hésitaient encore.
Le 20 janvier, veille de l'exécution, Lepelletier alla dîner au Palais-Royal, chez un restaurateur nommé Février, moins pour prendre un repas que pour savoir ce qu'on pensait de l'horrible jugement. Au moment où il allait payer sa dépense, un inconnu s'approcha de lui: "N'êtes-vous pas M. Lepelletier? lui demanda-t-il vivement. N'avez-vous pas voté la mort du roi?
- Oui, répondit le conventionnel, et j'ai voté d'après ma conscience; au surplus, qu'est-ce que cela vous fait? et il repoussa l'interrogateur avec violence.
Pour réplique, celui-ci tire un large coutelas de dessous ses vêtements et le lui plonge dans la poitrine. Lepelletier expira presque immédiatement, sans proférer une seule parole. Le meurtrier se nommait Pâris et avait été garde du roi. La mort de Lepelletier devint le signal de la persécution non-seulement des royalistes, mais encore des républicains qui avaient voulu l'appel au peuple. Un décret ordonna que ses dépouilles seraient portées au Panthéon. La cérémonie fut réglée sur le rapport de Chénier, et elle eut lieu le 24 janvier de la manière suivante.
On avait enveloppé de feuillage et de couronnes civiques la base ruinée sur laquelle on voyait, avant le 10 août, la statue équestre de Louis XIV, au milieu de la place Vendôme; là fut étendu, sur une espèce de lit de parade, le corps de Lepelletier nu et livide; et l'on avait pris soin d'exposer aux yeux du public la large blessure que lui avait fait Pâris. Pour transporter le corps, on le plaça dans la même situation sur un char sépulcral très-élevé; on le conduisit au Panthéon en traversant les rues les plus passantes de Paris, sur une étendue de près d'une lieue; et l'on voyait en tête du cortège la Convention, la Société des jacobins et les sections de Paris.
Le 8 février 1795, le décret qui avait décerné les honneurs du Panthéon à Lepelletier de Saint-Fargeau fut rapporté. C'est la marche naturelle des révolutions: elles foulent aux pieds le lendemain ce qu'elles ont élevé la veille, et après vous avoir porté en triomphe au Panthéon, elles vous envoient aux Gémonies.

                                                                                                                 A. Mazuy.

Le Magasin universel, décembre 1836.

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