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mardi 6 mars 2018

La saint Napoléon.

La saint Napoléon.
La journée de la famille Beaufinet et les aventures de Quiqui, son héritier.



Il y a cinquante ans, le 14 juillet se fêtait le 15 août! Que l'on ne jette pas les hauts cris: c'est ce dernier que l'on célébrait la fête de l'Empereur par des réjouissances qui tenaient lieu de Fête Nationale. S'amusait-on moins ou mieux qu'aujourd'hui? c'est ce que vous apprendrez si vous voulez bien suivre dans l'article que voici les amusantes pérégrinations de la famille Beaufinet sur le pavé de Paris.



A six heure, exactement, le canon des Invalides réveilla Paris! C'était la fête de l'Empereur, la "Saint-Napoléon". L'Esplanade était noire de monde: ouvriers endimanchés, boutiquiers, étudiants et grisettes, les premiers en pantalon à carreaux, les autres déroulant des "anglaises" bouclées sous de larges chapeaux de paille, à peu près semblables à ceux d'aujourd'hui. Quelques bourgeois en hauts "tuyaux de poêle"*. Gibraltar et Milady, les deux caronades prises en 1805 à l'Anglais, tonnaient à tour de rôle, secouant par delà les ponts les profondeurs du faubourg Saint-Honoré.

Les Invalos jasaient:
- Laisse, garçon: je sais de quoi je parle. Bousquet, le frère de l'ordonnance de M. le Maréchal de Saint-Arnaud a dit comme ça qu'il avait entendu dire que le canon pourrait bien "péter" un de ces jours pour tout de bon, et ça, pas plus tard que l'année prochaine...
- Où ça, vieux?
- Dans des pays..., en Crimée, qu'ils disent. Suffit. Vive l'Empereur!
- Vive l'Empereur!
Un gros "mouton" de fumée tourbillonnante, éventré d'une flamme... c'était Gibraltar qui ponctuait le cri du vieux brave d'un sonore aboiement: l'écho  roula le long des berges et là-bas se fondit avec le bourdon de Notre-Dame.

Quiqui fait son apparition.

Dans une petite rue voisine du Pont-Neuf, la rue Pavée, une animation insolite régnait; des gamins soufflaient dans des trompettes, agitaient de petits drapeaux et tiraient des pétards. Parmi eux se distinguait Quiqui Beaufinet, un petit homme ébouriffé d'une dizaine d'années, que sa mère interpellait vigoureusement:
- Quiqui veux-tu bien monter t'habiller, si tu veux aller voir la fête!
Quiqui s'engouffra dans l'escalier. Mais lorsque une heure après, M. et Mme Beaufinet, parés comme des châsses, l'appelèrent pour assister à l'ascension du Maréchal Ney, un aérostat gigantesque qui déjà balançait dans le Carrousel sa masse imposante, Quiqui avait disparu...
M. Beaufinet s'étant mis à sa recherche, finit par trouver le fugitif au mât de Cocagne* de la rue de la Harpe. En quel état, grands dieux! Quiqui séduit par le revolver, la montre, les boîtes enrubannées et le saucisson d'argent qui se balançaient dans les verdures et les banderoles. Quiqui avait voulu tenter la fortune, mais maintenant il gisait au pied du mât glissant, sa culotte blanche déchirée, les manches de sa veste pleines de suif.
Il fallut emmener Quiqui tout en larmes et réparer le désordre de sa toilette, ce qui prit du temps, de sorte que, quand les Beaufinet parvinrent à la rivière, ils trouvèrent le quai barré, car justement le cortège officiel défilait, portant ses hommages à l'Empereur, aux Tuileries. Quel magnifique spectacle! Les Guides ouvrant la marche, tout dorés, en bonnets à poil, sonnant dans des trompettes où pendait l'étendard carré de la garde. Puis les chasseurs, les lanciers, les voltigeurs*. Puis les dignitaires chamarrés, les dames et tous les grands corps de l'Etat. Des daumonts* élégantes filaient précédées de piqueurs à la livrée impériale qui, poudrés, caracolaient sur des chevaux nerveux. Les cris de "Vive l'empereur"! vive l'impératrice" éclatèrent, nourris, quand les voitures de la cour, vrais carrosses de cristal, parurent emportant comme un bouquet de roses épanouies, les princesses de la famille impériale et les dames d'honneur, la princesse Mathilde, Mmes de Metternich et de Pourtalès, la jolie comtesse Walewska... Toutes avaient des diadèmes de perles et de diamants et de grands rubans flottaient sur leurs épaules: d'élégants jeunes hommes leur faisaient face, ou des vieillards distingués chargés de décorations. Mais une chose fit rire: ce fut, à la fin du cortège, le tourbillon poussiéreux des sergents de ville*, le bicorne relevé sur leurs cheveux ondulés, barbiche au vent, poitrine bombée, ils allaient au pas de gymnastique, dans leurs tuniques à queue de morue, soulevées par la course.

Honneur au canard de Grenelle.

Les Beaufinet se trouvèrent portés par la foule jusqu'à l'écluse de la Monnaie et, comme il y avait des joutes, ils n'eurent qu'à s'installer. Gradou le Lyonnais devait se mesurer avec le Canard de Grenelle, et ce programme avait attiré un peuple immense. Aussitôt les joutes commencèrent: au son du tambour, les embarcations rivales s'avançaient: ran, plan, plan!... après quelques escarmouches préliminaires, le morceau de résistance arriva. En bonnet rouge, le Lyonnais marchait contre le Canard, casqué de bleu jusqu'aux oreilles. Ran, plan plan, plan plan!... Saluts de la lance. Le lyonnais est un colosse, le canard leste et râblé: courbé comme sur une crinière, il guette l'énorme poitrine de son adversaire.
Mais des milliers de cris montent vers le ciel et tous les yeux sont levés: c'est le Maréchal Ney, que pousse une aimable brise, et qui passe au-dessus des régates, comme un grand navire pavoisé! Debout sur un trapèze, Cricket, l'acrobate anglais, en maillot rose, envoie des baisers.
Le Lyonnais, lui aussi a levé la tête: une seconde a suffi, la lance de son adversaire l'atteint au cou, d'une poussée irrésistible et dans un bruit de cascade, Gradou mord... l'écume! C'en est fait, c'est la victoire de Paris: vive Paris! vive Grenelle!, vive l'empereur! vive l'impératrice!




Quiqui, surtout, s'égosillait. Il voulait maintenant aller voir la pantomime* militaire et la mort glorieuse de Numa Pacha au siège de Silistrie... mais il était trop tard. On irait au feu d'artifice.
Toutefois, Mme Beaufinet qui jadis avait crié les "beaux pois verts au boisseau-eau!" n'eut, pour rien au monde, voulut rater le Bal de la Halle*, où les dames devaient danser avec les maréchaux! Mais les messieurs Beaufinet s'abstinrent trouvant "pas drôle" de voir se trémousser des commères! Ils préféraient tirer des pipes à l'arbalète, en buvant du coco. Donc Madame s'en fut seule "aux Innocents" et bien lui en prit, car elle eut la surprise d'y voir l'empereur lui-même! Mon Dieu oui, napoléon III se souvenant que les dames de la Halle avaient voulu l'étouffer sous les fleurs quand il était Président, avait résolu de les venir voir en famille, sans apparat, accompagné d'un seul aide de camp, le général Baraguay d'Hilliers, il venait de descendre de voiture et traversait les groupes en causant gaiement.
Il paraissait jeune, heureux, en excellente santé.
- Sire! cria une grosse marchande de poisson; à c't'heure faudrait voir à donner un héritier à l'Empire!
- J'y songe! dit l'Empereur en souriant. Et il s'esquiva.
Dès la tombée de la nuit, les Beaufinet s'engagèrent dans les Champs-Elysées, incendiés d'une telle profusion de lumières que l'on se fût cru en plein jour.
Les Beaufinet suivirent la cohue, derrière le Palais de l'Industrie, passèrent la rivière où rutilaient les embarcations enguirlandées, parvinrent au Champ de Mars. Au coup de 9 heures, la canonnade éclata, montant dans l'air tiède avec un "Ah!" sorti de cent mille poitrines. Et, dans une excitante odeur de poudre, les cataractes du ciel s'ouvrirent. Tout le firmament s'embrasa: dans un grondement ininterrompu de la mitraille, dans le sifflement des fusées, des fleurs de lumières naissent doucement, multicolores, s'éparpillent en flocons dorés. Parfois, comme si son bonheur était trop grand, la belle Nuit d'août verse des larmes de flamme qui s'évanouissent dans les profondeurs mystérieuses de l'azur! La foule applaudit, trépigne, mais... qu'arrive-t-il? Les sergents de ville, fendant durement la cohue, entraînent quelqu'un! Les rangs s'ouvrent: c'est un jeune homme, horriblement pâle, aux cheveux bruns, vêtu comme un ouvrier... Des femmes joignent les mains: "Un républicain!"... Un rouge, un carbonaro!..." Des bruits affreux circulent: "On vient d'en arrêter d'autres!... ils avaient des bombes dans leurs poches... ils étaient venus pour tuer l'empereur!..."
Cependant, tout au fond du Champ-de-Mars, l'apothéose déroule sa féerie architecturale: c'est l'achèvement du Louvre, le Palais des merveilles étendant à l'infini ses lumineuses perspectives.
En haut, Visconti, le grand architecte présente à Napoléon, à cheval, un plan qu'il déroule...
Un agent reparut: le conspirateur n'était qu'un Sicilien inoffensif qui, tout le jour, avait vendu des dattes! On s'esclaffa. Mais tout à coup Mme Beaufinet pousse un cri d'effroi:
- Quiqui?
Ce satané Quiqui a encore disparu dans la bagarre. Chacun l'appelle, à pleins poumons: Quiqui! Quiqui! Et, tandis que le bouquet pétarade, c'est dans la foule, une immense clameur de gaîté. Quiqui? qui a vu Quiqui?... Enfin, passant de main en main, roulé sur une mer d'épaule, comme une balle élastique, Quiqui vient retomber sur le sein maternel.
Cependant la sombre cohue, dégageant une odeur forte, s'écoule en piétinant et comme un rugissement de joie pousse sans discontinuer le cri de blague, la scie que tout Paris, demain, répétera de la mansarde aux salons:
- Quiqui! Ohé, Quiqui!

                                                                                                                             Eugène Godin.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 août 1907.


* Nota de célestin Mira:

* Mode années 1850:

Modes de paris 1844.




* Louis XVIII montant au mât de cocagne, par George Cruikshank, 1815 :





* Armée de napoléon 1er:



Officier des guides.





Lancier.



Sergent portant le fanion des voltigeurs.


* Grande Daumont:



* Sergent de ville sous Louis-Philippe:




* Pantomime:

Affiche de l'Alcazar, à Marseille, 1880.


Enfants regardant une pantomime.

* Bal de la Halle:





Bal des Poissardes à la Fontaine des Innocents.

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