Les petits mendiants italiens.
Vous souvenez-vous de les avoir vus, il y a une dizaine d'années, devant la porte des cafés, avec leur habit bariolé, leurs longs cheveux noirs et leur physionomie pleine à la fois de douceur et de ruse? A celui qui partait, un autre succédait, et cela pendant toute la soirée: c'était à croire à une invasion. On leur donnait, parce qu'à Paris la charité est inépuisable, parce qu'on s'amusait des pantalonnades de ces petits hommes répétant leur refrain habituel: Viva la france et viva l'Italia, surtout parce qu'on se laissait attendrir par la voix de ces enfants qui disaient qu'ils seraient battus s'ils ne rapportaient pas d'argent au logis. ce n'était point là un mensonge, et elle est bien triste l'histoire de ces enfants qui se promenaient par troupes et insouciants au milieu de nos rues. Ils n'avaient rien de commun avec ces petits Savoyards que la misère avait chassés de leurs montagnes stériles et sur lesquels le poëte Guiraud avait attiré la pitié par ces vers si connus:
Pauvre petit, pars pour la France;
Que te sert mon amour? je ne possède rien.
On vit heureux ailleurs, ici dans la souffrance:
pars, mon enfant, c'est pour ton bien!
Ces enfants avaient vu le jour sous le ciel brûlant d'Italie, dans la Basilicate, pays riche et fertile, mais peuplé d'une race avide et paresseuse. Un jour un homme était venu, un homme de la famille de ceux qui vont en Afrique acheter des nègres pour les revendre en Amérique. Il avait choisi parmi les enfants ceux qui étaient le plus beaux, ceux qui offraient les plus grandes dispositions pour la musique, et il avait dit aux parents: "Voulez-vous me les louer!" Et ceux-ci, avec l'avidité du paysan, du paysan italien surtout, avaient livré la chair de leur chair, le sang de leur sang en échange de quelques pièces d'or. Et nous, chrétiens et civilisés, qui faisons des quêtes pour racheter des petits chinois, qui armons des navires pour empêcher la traite des nègres, nous assistions paisibles à ce trafic déshonorant.
Ces pauvres innocents, qui avaient plus d'une fois retourné la tête en arrière comme Joseph vendu par ses frères, s'étaient vus transportés à Paris, et au lieu du soleil radieux qui brillait sur leur tête, le plafond d'un galetas humide les étouffait de son atmosphère corrompue. Une pièce située sous les combles se transformait en dortoir composé de cinq ou six lits immenses, dans chacun desquels six enfants prenaient place. Chaque matin ils étaient levés, peignés, habillés; on leur donnait leur soupe, on raccommodait leurs vêtements et leurs instruments, puis ils descendaient dans Paris; à eux d'occuper la journée, de trouver nourriture et abri, surtout de recueillir la somme exigée par leur entrepreneur.
Le soir, la rentrée au dortoir était le moment terrible; il fallait régler les comptes, et l'on se trouvait en présence de l'avidité, plus cruelle que la haine ou que la vengeance. Malheur à celui dont la recette n'atteignait pas le chiffre voulu: les coups, la privation de nourriture étaient les moindres châtiments infligés. Un de ces infortunés fut attaché au bord d'un lit avec une corde de harpe serrée à l'aide de la clef, et il resta quatre jours et quatre nuit dans cette position.
Quel refuge, quel recours pour ces innocentes victimes? Leurs parents sont trop loin; et puis ils renvoyaient à ceux dont ils avaient reçu l'argent. C'était presque un soulagement pour eux lorsqu'ils se voyaient arrêtés, ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils mendiaient. En 1867, on n'en arrêta pas moins de quinze cents. On les reconduisait à la frontière; trois jours après, ils rentraient en France, conduits par d'autres individus dont les papiers étaient parfaitement en règle et qui se donnaient pour leur oncle. Des lois édictées par la Chambre italienne, de sévères ordonnances de la police française ont, en partie, fait cesser ce scandale. En partie seulement, car les abus sont bien difficiles à déraciner.
Si jamais vous passez vers les neuf heures du matin dans le quartier de la Montagne-Sainte-Geneviève, vous verrez sortir de la rue Linnée, de la rue de la Clef, toute une population étrange et bariolée. C'est la colonie italienne qui descend dans Paris, non pas pour jouer de la harpe ou pour mendier, mais pour servir de modèles dans les ateliers; ces enfants, ces jeunes filles de tout âge se répandent dans les différents quartiers, vont jusqu'à Batignolles et jusqu'à Montmartre. Quelque uns sont encore livrés à des entrepreneurs qui les exploitent: la plupart vivent avec leurs parents, mais leur condition n'est pas meilleure pour cela, et il n'est besoin que de les entendre causer pour s'en convaincre.
Que deviendront ces enfants qui ignorent le travail, qui recourent à la mendicité toutes les fois qu'ils ne craignent pas d'être surpris? Une distance presque inappréciable sépare la mendicité du vol.
Que deviendront ces jeunes filles qui ignorent la pudeur? et sans pudeur la femme n'existe pas. L'antiquité païenne, dont nous médisons trop souvent, avait pour l'enfance un respect que nous ne connaissons pas: maxima debetur pueris revrentia, disait-elle.
Que penserait Caton, lui qui avait dégradé un chevalier pour le simple fait d'avoir embrassé sa femme en présence de son fils, de voir que nous exposons les enfants à entendre des paroles, à être témoins de scènes qu'ils ne sauraient oublier?
Adrien Desprez.
La Mosaîque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire