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samedi 25 juillet 2015

La joute de Barétous.

La joute de Barétous.

Au XIIIe siècle, le royaume indépendant de Navarre était déchiré par la guerre civile. Après une longue suite de combats sanglants et de prodiges de valeur, les habitants de la vallée de Barétous demandèrent enfin la paix à leurs vainqueurs, les gens de la vallée de Roncal.
La paix fut accordée, et les vaincus traités généreusement. Des conditions cependant leur furent imposés par les vainqueurs, et ce fut l'antique chapitre d'Anso, en Navarre, qui rédigea la charte. Le chapitre de Saint-Croix d'Oloron se porta garant, au nom des populations, de leur stricte observation.
Or donc, à la suites d'événements historiques, la vallée de Barétous se trouve actuellement en pays basque français, et la vallée de Roncal en pays basque espagnol, séparées par la borne frontière.
Il fut convenu et juré sur la croix de pierre élevée en gage de paix que tous les ans, au 13 juillet, les Basques de Barétous payeraient à leurs vainqueurs de Roncal trois génisses blanches sans défaut, reconnaîtraient leur ancienne défaite dans un cérémonial annuel décrit dans la charte, moyennant quoi ils auraient, ainsi que leurs descendants, le droit de faire paître leurs troupeaux dans les riches pâturages de leurs anciens ennemis.
La paix fut signée, et depuis sept cent cinquante ans, les habitants de la vallée de Barétous, fidèles à leur parole, respectueux de l'engagement pris par leurs ancêtres, payent régulièrement l'antique tribut de guerre, on pourrait dire la location des gras pâturages où toute l'année leurs bestiaux sont gratuitement nourris.
Des fêtes s'ensuivent, où les descendants des vainqueurs et des vaincus trinquent joyeusement, sans rancune, au bruit de la fusillade, au souvenir des grandes luttes du passé.
Les génisses sont rendues le plus souvent en échange d'une faible somme, qui contribue aux frais du banquet.
Le maire de Roncal, plein de dignité, entouré de ses administrés, demande gravement aux fils des vaincus "s'ils veulent la paix", et tous en chœur la demandent; puis, du bout de sa lance, il frappe le sol jadis conquis, tandis que bruyamment les coups de fusil font retentir les échos des montagnes de l'antique Navarre.
La France et l'Espagne, il y a sept cent cinquante ans, n'avaient rien à voir dans ces querelles de villages navarrais, dans leurs continuelles disputes, dans leurs réconciliations. Alors comme depuis, comme maintenant, le gouvernement eut le bon esprit de s'abstenir de toute intervention, de toute ingérence dans ces coutumes locales. Il a sagement agi.
Quelques chauvins ombrageux, presque tous inconnus d'ailleurs dans la région, s'insurgèrent, au courant de l'année 1893 contre cette vieille et naïve coutume, contre cette cérémonie où les vieilles populations basquaises nous donnent le bel exemple de la parole d'honneur donnée et tenue religieusement pendant des siècles. Ils pétitionnèrent, ils écrivirent aux journaux. Ils allèrent même jusqu'à menacer l'Espagne d'une intervention diplomatique, prétendant que le coup de lance que le maire de Roncal donne au sol français en souvenir de la défaite de Barétous leur "allait droit au cœur". Ces touristes grincheux, pour la plupart pasteurs protestants, en furent pour leurs frais. C'est en vain qu'ils tentèrent de faire voir dans cet acte si naïf, si curieux dans sa simplicité, "une grave insulte aux trois couleurs nationales". Leur niaise prétention se perdit dans le vide.
Combien vainqueurs et vaincus, réunis dans une fête commune, seraient étonnés si on venant leur dire, aux uns qu'ils insultent, aux autres qu'ils compromettent notre honneur national! Ce serait en plus les priver du droit d'envoyer leurs troupeaux dans les gras pâturages de la vallée voisine.
Gardons notre colère pour une autre occasion. Choisissons la meilleure. Laissons les populations de Navarre, devenues bien françaises, à leurs vieilles coutumes, à leurs chères cérémonies; montrez-les en exemple, bien au contraire, à ceux qui vous entourent, et laissons-les tenir religieusement la parole donnée par leurs pères vaincus, il y a quelques siècles.

Les Fêtes de nos pères, Oscar Havard, 1898, Tours, Mame.

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