Buveurs de vins fins.
*Nota de Célestin Mira : cette affirmation est assez douteuse, puisque Rabelais, au XVIe siècle fait mention de cette même sauce, inventé par un cuisinier nommé lui aussi Robert, qu'il qualifie de " sauce tant salubre et nécessaire".
C'est peut être à Paris qu'on boit les plus mauvais et les meilleurs vins du globe. Les crus de la Bourgogne, du Bordelais, de la Champagne, de la côte du Rhône, fournissent les tables privilégiées de ces excellents vins de France, les premiers du monde pour les palais délicats. Les provinces méridionales envoient des vins de Frontignan, de Lunel, de Rivesalte, de Grenache, de Collioure, qui se servent au dessert, de sorte qu'on pourrait presque se passer des produits exotiques, ceci dit sans vouloir faire de tort aux vins de Xérès, que les Anglais appellent sherry, de Malaga, d'Alicante, et aux autres vins étrangers qui ont aussi leur mérite quand ils sont naturels, génuines, ce qui arrive rarement. Paris n'est pas seulement, en effet, un des plus grands entrepôts de vins qu'il y ait au monde, c'est aussi une grande fabrique de vins dans lesquels il entre de tout, excepté pourtant du jus de la vigne.
Une des supériorités de nos vins fins de Bourgogne et de Bordeaux, et des premiers surtout, c'est qu'il est très-difficile de les contrefaire, à cause d'une qualité particulière qu'on appelle le bouquet. On contrefait facilement les vins de Champagne, et plus facilement encore les vins de Madère et de Malaga, comme, du reste, tous les vins d'Espagne et de Portugal; il y a même des maisons qui s'occupent exclusivement de cet article, comme on dit dans le commerce, et les marchands honnêtes ont soin de demander à l'acheteur s'il veut du vin naturel ou du vin imité, à peu près comme on lui demanderait s'il veut de l'argenterie vraie ou du ruoltz. C'est une question de prix, voila tout. Il n'en est pas de même des vins de Meursault, de Montrachet, de Nuitz, de Pouilly-Fussé, de Chambertin, de Romanée, de Clos-Vougeot, et même de ceux de Château-Margaux, de Château-Laffitte, de Château-Latour, de Haut-Brion, de Sauterne.
J'ai vu des amateurs distinguer au bouquet non-seulement le cru particulier d'où provenaient les grands vins de Bourgogne, mais l'année à laquelle ils remontaient, si cette année avait eu des qualités particulières. Je me souviens d'avoir assisté, encore enfant, dans un des premiers restaurants de Paris, à une discussion roulant sur une bouteille de vin qui avait été servie comme vin de la comète. Un gourmet, qui était au nombre des convives, contesta l'origine. Le garçon qui l'avait apportée la maintint; on appela le sommelier pour juger le différend. Il dégusta le vin dont l'authenticité avait été révoquée en doute avec le sérieux d'un casuiste ayant à résoudre un cas de conscience. Après une minute de recueillement profond, il déclara que le gourmet avait raison, et que le vin servi ne provenait pas de l'année de la comète. Aussitôt le propriétaire de l'établissement ordonna que le vin servi fût rayé de la carte à payer; on monta une nouvelle bouteille qui fut saluée par d'unanimes applaudissements. Le bouquet de celle-là lui tenait de certificat d'origine: c'était bien du vin de la comète.
Si le lecteur s'étonne du stoïcisme du sommelier se donnant tort à lui-même, je lui citerai Vatel se perçant de son épée parce que la marée n'arrivait pas, et que le rôti avait manqué sur plusieurs tables à Chantilly, un jour que le grand Condé avait eu l'honneur de recevoir Louis XIV et sa cour; et, puisque le nom de Louis XIV est venu se placer sous ma plume, je rappellerai en passant que ce prince préférait les grands crus de Bourgogne à tous les vins du monde, non sans raison, suivant moi, et que Napoléon paraissait être du même avis que Louis XIV, car il buvait, tous les jours une bouteille de vin de Chambertin à son dîner. Quant au généreux désintéressement du propriétaire du restaurant, il étonnera moins le lecteur lorsque je lui aurai dit qu'il s'agissait d'un dîner de douze couverts à soixante francs par tête, donné à la fin de la liquidation d'une grande succession aux avocats et aux avoués qui avaient mené au port cette difficile affaire. Le restaurateur Robert, qui occupait, dans la rue Grange-Batelière, aujourd'hui la rue Drouot, l'hôtel où l'on a actuellement installée une mairie, était un homme d'honneur à sa manière. Inventeur de la sauce célèbre que porte encore son nom, il avait à soutenir le renom de sa maison *, et, en faisant passer la dignité de sa cave avant un intérêt d'argent, il était meilleur calculateur que vous ne le croyez, qu'il ne le croyait lui-même, car, si pour tout le monde bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, dans le commerce la bonne renommée aide beaucoup à mettre de l'or dans la ceinture.
Le nombre des caves où l'on trouve des vins fins de premier choix est beaucoup moins considérable à Paris qu'on ne pourrait le croire, beaucoup moins considérable qu'il ne l'était autrefois. Le faste des locations, des ameublements et de la toilette, de la toilette surtout, ce minotaure des fortunes parisiennes, dévore le revenu, et l'on s'occupa beaucoup moins aujourd'hui de ce qui se boit que de ce qui se voit. Le palais est sacrifié aux yeux. Cela n'empêche pas les servants d'annoncer à haute voix les vins des crus les plus renommés car la vanité ne permet pas de donner un dîner sans que ces crus y soient représentés; mais il ne faut pas plus juger le vin sur le nom qu'on lui donne que le sac sur l'étiquette. La plupart de ces bouteilles solennellement annoncées pourraient être poursuivies en usurpation de titres; ce sont les marquis de Mascarille et les vicomtes de Jodelet de la sommellerie.
Sauf un petit nombre de maisons exceptionnelles ou quelques hôtels d'une fortune princière, ce n'est plus aujourd'hui que dans les premiers restaurants de Paris qu'on trouve des caves véritablement peuplées de ces vins renommés que Berchoux a chantés et que d'Aigrefeuille dégustait à la table de l'archichancelier Cambacérès, une des plus raffinée et des plus friandes de l'ère impériale. Rien d'étonnant à cela. Il se fait à petit bruit un changement que personne ne signale. Paris, l'ancien Paris du dix-septième siècle aux mœurs si polies, à la société brillante et spirituelle, le Paris du dix-huitième siècle à la société mêlée de gentilshommes et de lettrés, avec une pointe de hardiesse de plus, une fièvre d'innocence, une verve d'idées, une hardiesse d'épigramme qui ne s'arrêtait plus devant aucune barrière, le Paris même du dix-neuvième siècle tel que le vit, tel que le fit la Restauration, quand s'ouvrirent les salons de Mme de Staël, de la duchesse de Duras, puis de Mme Récamier, le Paris où l'on parlait des discours de Chateaubriand, où l'on pleurait aux Méditations de Lamartine, où l'on discutait l'Essai sur l'indifférence de l'abbé de Lanmenais et le Pape de Joseph de Maistre, tous ces Paris d'autrefois se sont comme perdus, engloutis dans la ville colossale et géante qui a pour ceinture les fossés des fortifications et pour sentinelles les forts détachés. Plus de salons, plus de société vraiment parisienne, plus de Parisiens à Paris; plus de Paris, plus d'Athènes en France. Tout cela a été remplacé par une société cosmopolite, un caravansérail gigantesque où les étrangers sont seigneurs et maîtres. Le mouvement des affaires et la fièvre des plaisirs, servis par des lignes de chemins de fer qui de tous les points de l'Europe viennent aboutir à ce centre, attirent sur l'emplacement où fut Paris une population nomade avide de jouir, de voir et d'être vue, et prompte à s'envoler quand elle a dépensé l'argent qu'elle avait apporté. C'est pour cette population d'étrangers qu'une population d'ouvriers, venue de tous les points de la province, travaille à élever une nouvelle ville sur les débris de l'ancienne. L'hôtel du Louvre, le Grand-Hôtel, qu'on va, dit-on, être obligé de démolir trois ans après l'avoir construit, parce qu'il gêne les abords de l'Opéra, voilà les palais du nouveau Paris. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'une ville qui appartient aux étrangers ait pour palais des auberges?
Les étrangers, et même les provinciaux, quand ils viennent à Paris, ne regardent pas beaucoup à l'argent. Ils agissent comme on agit dans les villes d'eaux, où l'on sait d'avance quelle est la somme que l'on doit dépenser et où l'on se conduit comme ces oiseaux de passage qui, en mangeant la graine, s'inquiètent peu de ce qu'il font tomber. Au nombre des curiosités qu'ils visitent, il faut mettre les grands restaurants. Un dîner chez Véry, aux Frères-Provençaux ou dans quelque autre de ces célèbres maisons où la gastronomie a conservé des autels, fait partie essentielle du programme de tout voyage. Quelquefois, un jeune couple, récemment uni et qui habite ses terres dans quelque province éloignée, trouve à Paris un oncle célibataire, qui veut traiter sa nouvelle nièce et la bien traiter...
Mettons que ce soit un général qui a débuté dans le métier des armes, au moment de l'expédition d'Alger. Il n'a pas d'intérieur; tant mieux pour la nièce et le neveu si, comme je le soupçonne, ils ne sont pas insensibles à une chair délicate arrosée de vins généreux. Les voila assis autour d'une table somptueusement servie, dans un cabinet élégamment décoré.
Le général, qui sait vivre et qui a conservé les vieilles traditions de galanterie respectueuse de l'époque de la Restauration, n'a pas attendu pour commander son dîner que ses convives soient arrivés. Il a dressé l'ordre de bataille de la soirée, le matin même, avant que les belligérants fussent sur le terrain. Rien de plus discourtois, en effet, que de commander un dîner devant ceux qui doivent le manger; je me trompe, il y a quelque chose de plus discourtois encore, c'est de demander devant eux la carte à payer. Tout cela doit se passer à leur insu, derrière la toile. L'amphitryon qui, pendant le dîner qu'il donne, est chargé du bonheur de ses convives, doit avoir pénétré habilement leurs goûts. Il doit s'être consulté avec le maître d'hôtel sur les ressources de la cave, sur les talents particuliers du maître queux.
Le chef doit sans doute être universel, mais Pic de la Mirandole lui-même avait ses spécialités. Un chef qui se respecte fait tout bien; mais il y a des plats où il excelle. La cave d'un restaurateur en renom doit être une encyclopédie vinicole; mais, dans une encyclopédie, il y a tel ou tel chapitre traité d'une manière supérieure; voilà ce que doit savoir l'amphitryon. C'est ainsi qu'a procédé notre général, qui n'en est pas à sa première campagne. Voyez comme tout est bien ordonné sur la table, autour de la table. La vaisselle plate et les cristaux étincellent au feu des bougies; les verres mousseline qui, par leur extrême finesse, permettent de mieux savourer le bon goût du vin, de mieux apprécier le bouquet, reçoivent le nectar bourguignon qui sort lentement d'une bouteille couchée, comme un vétéran dans une litière, dans la crainte que le mouvement imprimé au contenant ne trouble la limpidité du contenu. Ce vieux vin de Chambertin gagnera, comme le maréchal de Saxe, sa dernière bataille en litière. Nous sommes au moment solennel du dîner, au rôti. Le maître d'hôtel, avec la gravité qui sied à ses fonctions, élève le plat d'argent dans lequel siège un faisan couvert de ses plumes dorées. Les vins fins de Bourgogne et de Bordeaux commencent à circuler. Le visage des convives s'épanouit. Je parierai, rien qu'à voir l'expression de leurs physionomies, que ces vins sont vieux, généreux et d'une bonne année. Un verre de bon vin égaye même un mauvais dîner; à plus forte raison un dîner choisi. L'Ecriture n'a-t-elle pas dit qu'il réjouissait le cœur de l'homme? Sans vouloir adopter la morale de ce chansonnier ivrogne qui, misanthrope quand il avait le gosier sec, était philanthrope après boire, et trouvait que la riante couleur du vin
Mettons que ce soit un général qui a débuté dans le métier des armes, au moment de l'expédition d'Alger. Il n'a pas d'intérieur; tant mieux pour la nièce et le neveu si, comme je le soupçonne, ils ne sont pas insensibles à une chair délicate arrosée de vins généreux. Les voila assis autour d'une table somptueusement servie, dans un cabinet élégamment décoré.
Cabinet particulier chez un grand restaurateur.
Le général, qui sait vivre et qui a conservé les vieilles traditions de galanterie respectueuse de l'époque de la Restauration, n'a pas attendu pour commander son dîner que ses convives soient arrivés. Il a dressé l'ordre de bataille de la soirée, le matin même, avant que les belligérants fussent sur le terrain. Rien de plus discourtois, en effet, que de commander un dîner devant ceux qui doivent le manger; je me trompe, il y a quelque chose de plus discourtois encore, c'est de demander devant eux la carte à payer. Tout cela doit se passer à leur insu, derrière la toile. L'amphitryon qui, pendant le dîner qu'il donne, est chargé du bonheur de ses convives, doit avoir pénétré habilement leurs goûts. Il doit s'être consulté avec le maître d'hôtel sur les ressources de la cave, sur les talents particuliers du maître queux.
Le chef doit sans doute être universel, mais Pic de la Mirandole lui-même avait ses spécialités. Un chef qui se respecte fait tout bien; mais il y a des plats où il excelle. La cave d'un restaurateur en renom doit être une encyclopédie vinicole; mais, dans une encyclopédie, il y a tel ou tel chapitre traité d'une manière supérieure; voilà ce que doit savoir l'amphitryon. C'est ainsi qu'a procédé notre général, qui n'en est pas à sa première campagne. Voyez comme tout est bien ordonné sur la table, autour de la table. La vaisselle plate et les cristaux étincellent au feu des bougies; les verres mousseline qui, par leur extrême finesse, permettent de mieux savourer le bon goût du vin, de mieux apprécier le bouquet, reçoivent le nectar bourguignon qui sort lentement d'une bouteille couchée, comme un vétéran dans une litière, dans la crainte que le mouvement imprimé au contenant ne trouble la limpidité du contenu. Ce vieux vin de Chambertin gagnera, comme le maréchal de Saxe, sa dernière bataille en litière. Nous sommes au moment solennel du dîner, au rôti. Le maître d'hôtel, avec la gravité qui sied à ses fonctions, élève le plat d'argent dans lequel siège un faisan couvert de ses plumes dorées. Les vins fins de Bourgogne et de Bordeaux commencent à circuler. Le visage des convives s'épanouit. Je parierai, rien qu'à voir l'expression de leurs physionomies, que ces vins sont vieux, généreux et d'une bonne année. Un verre de bon vin égaye même un mauvais dîner; à plus forte raison un dîner choisi. L'Ecriture n'a-t-elle pas dit qu'il réjouissait le cœur de l'homme? Sans vouloir adopter la morale de ce chansonnier ivrogne qui, misanthrope quand il avait le gosier sec, était philanthrope après boire, et trouvait que la riante couleur du vin
Prêtait son charme à toute la nature
il me sera permis de dire qu'ordinairement les buveurs de vin ne sont pas méchants. Je ne ferai donc pas de reproches à mon vieux général et à ses gracieux convives; je leur rappellerai seulement que la table somptueusement servie du mauvais riche lui fut reprochée, parce qu'il ne permettait pas à Lazare de ramasser les miettes tombées sous cette table. Quand on boit avec plaisir le bon vin, il faut savoir au besoin en trouver une bouteille pour le vieillard convalescent ou la jeune femme du peuple fatiguée de ses relevailles.
Je rappellerai en terminant, aux amateurs de dîners délicats et de vins fins un trait que je trouve dans la Vie de Victor Hugo, raconté par un homme qui en fut témoin: "A Satory, on était en train de déjeuner à un rez-de-chaussée dont les fenêtres ouvertes laissaient entrer le clair soleil d'août. Pendant qu'on mangeait avec appétit et l'entrain du voyage, une malheureuse fille d'une quinzaine d'années, qui voyait ce bon repas de la rue, vint à la fenêtre, et apparut en haillons, maigre, souffreteuse, dégradée, dans ce rayonnement du ciel. M. Nodier tira de son gousset la première pièce que rencontra sa main. Au moment où il la tendait à la mendiante, Mme Nodier fit remarquer à son mari que c'était une pièce de vingt francs.
- Bah! lui dit-il, je n'en serai pas plus pauvre dans l'éternité.
Et il donna le louis."
Dites de même, et faites de même après un bon dîner, et, comme l'a dit Sterne, si l'ange qui dénonce la gourmandise a écrit votre péché au grand livre des justices éternelles, l'ange de la charité laissera tomber une larme qui l'effacera pour jamais.
Félix-Henri.
La Semaine des familles, 1863-1864.
*Nota de Célestin Mira : cette affirmation est assez douteuse, puisque Rabelais, au XVIe siècle fait mention de cette même sauce, inventé par un cuisinier nommé lui aussi Robert, qu'il qualifie de " sauce tant salubre et nécessaire".
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