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dimanche 5 juillet 2015

Les libraires des quais.

Les libraires des quais.


Du pont Saint-Michel au pont Royal, presque tous les rez-de-chaussée des maisons en bordure sur les quais des Grands-Augustins, de Conti, Malaquais et Voltaire sont occupés par des boutiques de libraires. C'est là que sont entassés les livres anciens et modernes, c'est dans ces magasins que les amateurs trouvent les éditions rares, complètent des exemplaires dépareillés.
Quelques-unes de ces librairies ne vendent que des livres spéciaux, publications historiques faites en province, sciences, histoire ancienne, blason, etc. Dans ces dépôts, tout a de l'importance à cause du caprice des amateurs. Un vieux catalogue de la maison Hachette à des acheteurs; les anciens volumes in-8° des cabinets de lecture ont leur prix, et des collectionneurs mettent leur amour propre dans la possession de toutes les éditions de formats divers, des livres d'auteurs ayant une certaine notoriété.
Sur le quai des Grands-Augustins un marchand vend des livres au kilo. C'est quatre sous les deux livres. On peut se faire peser à part, de l'histoire, de la morale, du théâtre, du roman. On fait un choix, le tout est mis sur un des plateaux de la balance, on fait le poids avec une ancienne petite brochure. Avec cent kilogrammes de littérature choisie, on a un commencement de bibliothèque.
Autrefois les bibliophiles trouvaient dans les boutiques des quais des livres rares, des gravures qu'ils achetaient à très-bon compte, mais les libraires sont devenus connaisseurs, ils savent le prix des bouquins et les font payer ce qu'ils valent. Ces marchands se fournissent aux ventes de bibliothèques qui ont lieu salle Sylvestre et achètent aux particuliers des lots plus ou moins considérables de volumes.
Beaucoup d'écrivains se croient obligés d'envoyer leurs ouvrages à de hautes personnalités de la politique ou de la littérature. Les victimes de ces envois ne les lisent pas; une fois ou deux par an, elles font appeler un libraire du quai qui enlève les livres, les paye ou en donne d'autre en échange. Si M. Victor Hugo avait conservé tous les volumes qu'il a reçus, une maison de six étages ne suffirait pas pour les loger. M. Thiers se serait trouvé dans le même cas. Les critiques littéraires reçoivent tous les jours des ouvrages pour en rendre compte, ce sont d'excellentes relations pour les marchands des quais qui font avec eux d'excellentes affaires.
Quand un ouvrage est épuisé chez l'éditeur, on en trouve des exemplaires chez les libraires dont nous parlons, mais ils les font payer chers. Sans parler des belles éditions de Lemerre qui atteignent des pris très-élevés, nous citerons deux petits volumes de Privat d'Anglemont, Paris Anecdote et Paris Inconnu qui, publiés à un franc, tombèrent à cinq sous, puis avec le temps ils disparurent de la circulation.
Alors, des amateurs les recherchèrent, et les bouquinistes vendirent jusqu'à dix francs et plus chacun de ces volumes (1). Il en est de même des ouvrages d'Alfred Delvau, qui sont fort recherchés.
Les libraires des quais ont des clients dont ils connaissent les goûts et ils mettent de côté les livres préférés par chacun d'eux. Quant aux volumes communs, romans d'auteur peu connus, livres de débutants littéraires, brochures, collections de feuilletons, journaux illustrés, livraisons de revues, on les trouve dans les boites qui recouvrent les parapets. C'est là qu'on trouve encore à compléter des ouvrages dépareillés, que l'on rencontre des vieux journaux intéressants pour ceux qui s'occupent d'une époque, on met aussi la main sur des numéros de revue qui ont disparu, nous ne voulons pas citer les noms, ou qui vivent encore, comme la Revue des Deux-Mondes, la Revue de France, le Correspondant et plusieurs autres plus ou moins importantes.
Tous les articles publiés dans les revues ne paraissent pas toujours en volumes; quelques-uns intéressent une certaine catégorie de lecteurs; souvent c'est la famille même qui réunit les publications où un membre qu'elle a perdu a écrit.
S'il nous fallait citer toutes les librairies importantes des quais, depuis Dumoulin, près du pont Saint-Michel, jusqu'à Beauvais, presque en face du pont Royal, en passant par Legoubois, Henri Vaton, etc., cette liste n'intéresserait que modérément nos lecteurs; mais disons que le chiffre de leurs affaires dépasse trois millions de francs. C'est une belle somme sur laquelle ils se partagent de beaux bénéfices, dont les écrivains ne doivent point être jaloux, car c'est à eux que le papier imprimé doit le prix élevé qu'il atteint souvent. Aussi, comprenons-nous la réponse que s'attira un libraire des quais, ancien pensionnaire de la maison centrale de Loos. Cet individu, qui a disparu de la circulation, disait à son secrétaire, écrivain érudit, que "sans les libraires, les gens de lettres crèveraient de faim!". Le secrétaire répliqua que sans les gens de lettres, qui avaient fourni le moyen de noircir le papier rangé en volumes sur ses rayons, il ne serait point libraire; qu'il devait aux littérateurs le luxe dont il s'entourait.
L'ex-détenu ne trouva rien à répondre.
Une promenade du pont Saint-Michel au pont Royal est des plus intéressantes. Non-seulement il y a les étalages de libraires avec leurs livres variés, mais on voit aussi les magasins de vieilles faïences, de gravures; les marchands de tableaux; les boutiques où l'on voit à l'étalage des bijoux anciens dont la vue fait tressaillir les collectionneurs. La porte d'entrée du Moniteur universel est un petit musée où sont exposés, à côté de la Mosaïque et du Monde illustré, les superbes produits de la photochromie, qui représentent, de la façon le plus exacte, les merveilles d'orfèvrerie que contiennent nos musées.

                                                                                                                       A. Le page.

La mosaïque, Revue pittoresque illustrées de tous les temps et de tous les pays, 1878.

(1) Ils ont été imprimés en 1875.

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