La fin des travaux agricoles.
Traditions et chansons de la Normandie et de la Bresse.
C'est dans la première quinzaine de septembre que les travaux de la terre s'achèvent. La récolte engrangée et le vin mis en tonneaux, moissonneurs, vignerons, laboureurs cessent de "peiner" au grand air et réintègrent le logis ancestral. Période d'aimable joie! En prenant congé des vignobles, des vergers et des champs, nos paysans calculent leurs bénéfices, et, s'ils n'ont pas éprouvé trop de mécomptes, s'accordent quelques douceurs. En Normandie, c'est l'époque des repas de famille. On a vendu le blé nouveau aux dernières foires; les dettes criardes sont liquidées; le maître est content: si on immolait un couple de poulets, et si on savourait une échinée de porc? Quelques voisins conviés prennent place autour de la table de famille; les brocs fumants de cidre et de vin se tarissent, et, quand l'heure du dessert sonne, en avant les vieilles chansons!
Autrefois, dans cette France chrétienne que les évêques avaient faites, le paysan n'enfonçait pas sa cuiller rustique dans l'écuellée de soupe sans dire le Benedicite, et Jacques Bonhomme, en se levant de table, chantait les "grâces". Damase Arbaud nous a conservé le texte de deux cantilènes populaires destinées à remercier Dieu de ses faveurs.
Voici une strophe de la première:
Lou premier en principi
Que Jésus-Christ a fait,
Jesu a crea lou ciel,
Lou ciel et mal la terro,
Puis a crea Adam
Et nouestra maire Evo,
Etc, etc.
La deuxième cantilène commence ainsi:
Aquestos gracis sount dichos,
Au noum doou Per', au noum doou Fils!
Que touto la coumpagnie
Rende graci à Jésus-Christ:
Adourem dévotement
Jesu'em Mario,
Adourem dévotement
Jesu e lou saint sacrement (1)
Dans la commune de Charnois, après le repas traditionnel qui se donnait dans les familles à l'occasion de la fête patronale, on chantait en se levant de table:
I
Rendons grâce au Père,
Rendons grâce au fils
Et à sa bonne mère
Et au bon Saint-Esprit.
Alleluia, alleluia,
Kyrie Christe, Kyrie eleison,
Kyrie Christe, Kyrie eleison.
II
Remercions notre hôte,
Qui nous a donné
De si bonnes choses,
Que nous avons mangé.
Que nous avons mangé.
Alleluia, etc.
III
Une bonne chose
Que nous demandons,
C'est de boire après les grâces
C'est de boire après les grâces
Pour gagner pardon.
Alleluia, etc.
La tonalité grégorienne de ce chant accuse une haute antiquité. Naturellement nos aïeux ne se bornaient pas à cette mélodie. Pendant que les pichets de cidre et de vin circulaient, mille couplets s'envolaient des lèvres. Au surplus, il est bien difficile aux paysans de n'avoir pas à leur disposition un répertoire varié de cantilènes. Au moyen âge et jusqu'à la fin de l'ancien régime, la chanson compte parmi les redevances féodales. Dans la Haute-Normandie, les vassaux du seigneur de Beaumont-le-Roger doivent venir chez lui, le jour de la Trinité, "danser et chanter une chanson". C'est une clause du coutumier de la forêt. Même redevance à Saint Aubin-le-Guichard. "Mes hommes, dit le seigneur, doivent dire une chanson, comme les autres gens du païs. (2)"
En vertu du coutumier de Dieppe, "les manants du fief de Saint-Crespin sont tenus de venir chacun, en le jour de Tiphanie (Épiphanie), et avec eux un ménestrel." Dans les domaines ecclésiastiques, même rites; les mariées de l'année sont tenues de danser devant le prieur de Lehon, près Dinan. Les vieillards de la contrée ont retenu les premiers vers que voici de l'une des chansons improvisées:
Si je suis mariée, vous le savez bien.
Si je suis mal aise, vous n'en saurez rien.
Ma chanson est dite, je ne vous dois plus rien.
Les chants bachiques abondent. Le plus ancien que l'on connaisse est l'oeuvre de la célèbre poétesse anglo-normande Marie de France:
Seignor, jo me di par Noël
Et par li sires de cest hostel:
Ça, bevez bien:
Et jo primes (moi d'abord) berrai la men:
Et pois après chescou le soen
Par mon conseil
Si je vous dis trestoz: Wesseyl! (Vassaux!)
Dehaiz (maudit) est qui ne dira: Dryncheyl! (Trinquez!)
Les Normands célèbrent aussi le vin et la cervoise dans des chants farcis, qui sont restés populaires jusqu'à la Révolution. L'un porte la marque du XIIIe siècle:
Or lui parra
La cerveyse vos chantera
Alleluia!
Quiques aukes en bet
Si tel seyt com estre doit
Res miranda!
Quels francs couplets jaillirent du "piot" où Basselin, le joyeux foulon du val de Vire, humait le "sildre"!
De nous se rit le françois;
Mais vrayement, quoi qu'il en die,
Le sildre de Normandie
Vaut bien son vin quelquefois.
Coulle, aval et loge, loge,
Il faict grant bien à la gorge!
Dans la Bresse, la fin des récoltes s'appelle la "révolte"; naguère encore on dansait des rigodons et des branles, en chantant des ébaudes avec la musette et la vielle. Quelques chants restent de ce copieux répertoire. Dans son curieux recueil de Chansons et lettres patoises, bressannes, bugeysiennes et dombistes, M. Philibert Le Duc cite la pièce suivante:
............................................
Mais le nectar qu'à plein verre
Les Bressans boivent entre eux
Ici ne servirait guère
Qu'à laver les pieds des bœufs.
............................................
VII
La Bresse, quoi qu'on en dise,
Est un excellent pays,
Et plus d'une marchandise
Nous en vient à juste prix,
Connaissez-vous les citrouilles
Dont on fait de si beaux plans?
Et les cuisses de grenouille
Qu'on préfère aux ortolans?
VIII
Et ces pintades si fines,
Et ces chapons succulents!
S'ils viennent dans nos cuisines,
La gloire en est aux Bressans;
Et nous, par reconnaissance,
Pour rendre leurs champs plus gras
Nous leur vendons cette essence,
Qu'à table on ne nomme pas.
Ainsi que nous le disons plus haut, cette boutade émut fort les Bressans. En 1861, docte curé de la rive gauche de la Saône fut convié à une réunion mâconnaise, où l'abbé Maneveau, alors âgé de soixante six ans, devait chanter sa fameuse chanson satirique. Le bon curé de Lugny (diocèse d'Autun), qui recevait ses confrères des deux rives, pria le docte curé de Bresse, poète à ses moments perdus, de préparer une réponse. La réponse fut faite à la hâte et chantée au dessert. Il va sans dire que les les Mâconnais l'applaudirent courtoisement, et que les Bressans furent dans la jubilation. Voici quelques couplets:
I
Voyez-vous les rouges trognes
De ces Mâconnais joufflus?
Ils se vantent d'être ivrognes,
Ils le sont on ne peut plus.
Ils font leur carême à table,
Ainsi que les Quatre-temps;
Ils s'arrondissent le rable
En se moquant des Bressans.
...............................................
VI
Gardez vos essences fines,
Produits de vos longs repas;
Des parfums de vos cuisines
Nous ne nous soucions pas.
Le travail suffit en Bresse
Pour féconder vos guérets;
C'est avec votre paresse
Qu'au sol il faut des engrais.
VII
Si la citrouille et la rave
Blessent vos tempéraments,
Du moins l'escargot qui bave
Renforce vos aliments;
C'est pour sécher vos paupières
Que le verre est en vos mains,
Car on voit autant de pierres
En vos champs qu'en vos chemins.
VIII
Des beaux chanvres de la Bresse,
Mâconnais ne plaisantez,
Avec le chanvre on vous tresse
Les blaudes que vous portez
Vous n'auriez, sans nos campagnes,
Comme Adam en paradis,
Des pampres de vos montagnes
Qu'une feuille pour habits.
Cette joute picaresque ne révèle-t-elle pas un inépuisable fond de gaieté? Quelle belle humeur! Quelle veine véritablement française! Trouverait-on aujourd'hui beaucoup de compagnies où l'esprit se répand en si aimables saillies, se gare avec autant de bon goût des grossièretés où trébuche trop souvent la muse démocratique?
Dans les campagnes du Dauphiné, on fête la fin de la moisson. Sur le dernier champ de blé coupé à la faux, moissonneurs et moissonneuses choisissent de beaux épis pour en faire une couronne. Les femmes la tressent, pendant que les hommes cueillent les fleurs de la saison et assemblent le coudrier pour figurer une croix, sur laquelle sera placée la couronne d'épis, ornée de bouquets champêtres et de petits rubans bleus, blancs, rouges. Ensuite le cortège se met en marche vers la maison fermière. Un homme, la tête couverte d'un voile blanc, portant la croix couronnée, précède la bande. Viennent après, sur deux rangs, les moissonneurs et les moissonneuses; Les enfants qui ont glané, ayant de petites glanes en guise de cierges, cheminent sur les flancs du cortège.
A Jons, au-dessus de la croix couronnée flotte un tablier de lin rouge.
La bande pieuse défile en chantant les litanies de la sainte Vierge. Le chef entonne, et le chœur répond: Ora pro nobis!
Lorsqu'elle est arrivée à la maison du fermier ou du propriétaire, la troupe se met à genoux près de la porte et attend sur le seuil que le "bourgeois et la bourgeoise" viennent embrasser la croix et la couronne. Les baisers achevés, le cortège se relève joyeux, et, sur un signe du "maître", entre à la maison pour se livrer au repas confortable et copieux de la "révolte".
La couronne d'épis est clouée au-dessus du linteau de la porte et y reste une année, jusqu'à la saison suivante, qui reçoit la même cérémonie.
A Eclose, on dit la "revoila". C'est en effet un souhait de bonheur de "revoir" le blé en gerbes.
(1) Chants populaires de la Provence, 2 vol., Aix-en-Provence, 1862.
(2) Etude sur les Classes agricoles en Normandie, par L. Delisle, p. 90.
Les Fêtes de nos pères, Oscar Havard, Tours, Mame, 1898.
Les Fêtes de nos pères, Oscar Havard, Tours, Mame, 1898.
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