La Grand'navire.
André Caevillier, dans son livre intitulé: De l'origine de l'imprimerie de Paris (Paris, 1694, tome I, p. 325.), s'exprime en ces termes: "Les deux premières compagnies de libraires qui se formèrent dans l'Université de Paris, pour ne faire que des belles et bonnes impressions, prirent pour marque le Grand'navire (ou la Grand'navire, par application du genre féminin au mot dérivé du latin navis), que l'on voit à la tête de leurs éditions, chargé des armes de France et de l'Université... Cette compagnie, appelée du Grand'navire, s'acquit tant de réputation dans les pays étrangers, qu'on y visitoit point les livres où l'on voyait cette marque, quand on reconnaissoit qu'ils étoient sortis des presses de cette grande société de Paris."
La Grand'navire, sous le pavillon de laquelle les libraires parisiens abritaient leur savante cargaison, était, comme le montre notre gravure, reproduction exacte de celle qui se voit en tête de leurs livres, une galiote de premier rang, ou bâtiment de guerre à trois ponts, percé de nombreux sabords et défendu par une formidable artillerie. La forme du bâtiment devait le rendre peu propre à la navigation, ce qui prouve qu'il n'a jamais tenu la mer autrement que sur le papier.
En revanche, la décoration de ce vaisseau idéal est d'une grande richesse: l'oiseau symbolique, qu'on retrouve sur l'empreinte des vieux sceaux de la Ville, se montre à la proue; un homme d'armes tient, à la poupe, une sorte d'oriflamme ou de gonfanon à la croix grecque; les trois mâts et le mât de beaupré sont munis de leurs cordages, de leurs voiles fleurdelysées, de leurs pavillons et de leurs vigies diversement écussonnées; des monstres marins s'agitent dans les flots, et le mot Lutetia semble flotter à la surface des eaux.
Trois écussons se détachent sur les flancs du Grand'navire; le plus grand occupe le milieu, c'est l'écu de France, entouré des ordres royaux. A droite se voit les armoiries du chancelier Hurault de Chiverny, protecteur et premier organisateur de la Compagnie, lesquelles sont: d'or à la croix d'azur, cantonnées de quatre ombres de soleil, de gueules. A gauche apparaissent celles de l'Université, en sa qualité de surintendante générale de la librairie parisienne; on les blasonne ainsi: d'azur aux trois fleurs de lys d'or, au bras d'argent issant d'un nuage, mouvant de l'écu et tenant un livre du même. Les petits écussons placés en vigie portent les initiales des noms des premiers libraires ayant fait partie de l'association: Jacques Dupuis, Sébastien Nivelle, Michel Sonnius et Baptiste Dupuis.
La première compagnie parisienne de la Grand'navire, rivalisa bientôt avec celle de l'Aigle et de la Colombe qui florissaient à Venise; les éditions qu'elle publia sont encore en grande estime dans le monde savant; on cite notamment les œuvres de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Grégoire et de saint Bernard, la bibliothèque des saints Pères, le Droit canon, etc.
Une seconde compagnie adopta la même marque et continua la Patrologie; elle édita un saint Jean Chrysostôme, un Turtellien, un Origène, un saint Jean Damascène, un saint Cyrille, un saint Hilaire, un Corpus juris, les œuvres du chancelier Gerson,etc. Les libraires qui la composaient étaient: Barthélemy Macé, Ambroise Drouart, Laurens, Jean Sonnius et les trois frères Michel. Leurs éditions sont de splendides in-folio qui se vendirent fort bien et qui soutinrent au dehors le renom de la librairie française.
La Grand'navire était une imitation évidente de la vieille nef, ou nave, des Nautes parisiens; comme cette dernière, elle était devenue plus importante à mesure que l'humble et mystérieuse industrie de Gutenberg, entrée timidement en France, protégée ou plutôt surveillée par la Sorbonne jalouse, s'était développée en révélant au monde l'immense progrès dont elle était l'instrument. La ville de Paris et l'imprimerie ont plus d'un point de ressemblance: elles ont commencé petitement, ont grandi d'âge en âge en servant constamment la cause de la civilisation; aussi se sont-elles identifiées en quelque sorte, et l'on peut dire que les deux navires qui portent leurs destinées flotteront toujours sans jamais sombrer.
L. M. Tisserand.
La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire