Aimée Tessandier.
Mademoiselle Tessandier, de la Comédie-Française!... Qu'en disent les Bordelais qui, en... (il n'y a pas si longtemps), sifflaient Marguerite Gautier à son entrée en scène au théâtre Louit?
"Attendez au moins que j'ai parlé!" leur criait la belle Aimée.
Glissons sur une timide apparition à la Gaîté dans Jeanne d'Arc de M. Jules Barbier et dans le Gascon de Barrière et Davyl, et venons tout droit à son début au Gymnase, où, le 1er octobre 1878, elle était la "Dame aux Camélias" d'un Armand Duval de dix-huit ans: M. Guitry.
La débutante avait une légende. Cette tzigane était née tout simplement à Libourne, et l'on prétendait qu'elle était arrivée jusqu'à l'âge de vingt-deux ans sans savoir ni lire ni écrire; que, des plus infimes bas-fonds de la mauvaise compagnie, elle s'était élevée par un effort persévérant de courage, à une forte éducation et à l'estime de tout le monde. Si l'histoire est vraie, tant mieux pour elle! Le chemin parcouru par la grande artiste d'aujourd'hui ne nous en apparaît que plus ardu.
"Oh! la satisfaction de sortir de rien, dit-elle à qui veut l'entendre, d'être maîtresse de soi, de gagner sa vie librement, honorablement!"
Poursuivons. Le 11 décembre de cette même année 1878, elle créait au Gymnase, dans l'Age ingrat de M. Pailleron, le rôle de l'Américaine qui cachait une femme du monde très connue, appartenant à la famille Bonaparte. Comme Tessandier l'avait copié! Avec quel esprit et quelle intelligence de son art! Oui, c'était bien là la princesse, moitié bohémienne, moitié mondaine, toujours entre deux gares, au milieu des malles, et faisant, pour les vingt-quatre heures qu'elle restait à Paris, des invitations de gala, à coups de Bottin. Elle en avait tout le côté frasque, aristocratique et envolé.
Le Fils de Coralie, de M. Albert Delpit, devait marquer, le 16 janvier 1880, une glorieuse étape dans la carrière de la nouvelle pensionnaire du Gymnase. Ecrit spécialement en vue de Mlle Tessandier, dont il faisait admirablement ressortir les qualités primesautières, le rôle de Coralie fut pour elle l'occasion d'un véritable succès. Très pathétique dans son personnage de mère indigne et cependant pardonnée, elle parvenait à mettre en relief, avec un talent remarquable, tous les côtés de cette figure mouvementée.
Nous la retrouvons ensuite à l'Odéon, reprenant Charlotte Corday, de Ponsard, se tirant à son honneur du personnage de Formosa, que M. Vacquerie avait primitivement destiné à Rachel, et donnant des accents fort justes au rôle de donna Pia, dans Severo Torelli, de Coppée.
Puis nous arrivons à la belle reprise de l'Arlésienne, de Daudet, avec la musique de Bizet, et au grand succès de Rose Mamaï. Le talent de Mlle Tessandier, que nous tenions depuis longtemps déjà en haute estime, n'avait peut être jamais paru plus beau, plus complet, plus soutenu que dans ce rôle de mère dont elle indiquait les nuances, les douleurs, les anxiétés et la sensibilité nerveuse avec une incomparable vérité. Elle faisait frémir toute la salle en redescendant l'escalier, l'escalier de Chatterton, et avait, au moment de la chute de son fils, un de ces cris tragiques, qui sont tout simplement des trouvailles de génie. C'est sur ce triomphe que Mlle Tessandier quittait l'Odéon pour entre au Vaudeville, où elle faisait, dans une reprise de l'Age ingrat, un curieux retour du drame à la comédie. Ne jouait-elle pas la comtesse Julia Wacker avec une justesse, un tact, une autorité, un sens exact des proportions, qui affirmaient une véritable comédienne, et une mesure dans la fantaisie absolument remarquable? Puis, elle était "Georgette": la perfection même en ce double personnage si différent (Jojotte et lady Carlington), que M. Sardou avait écrit d'après sa nature.
Dans Dolorès de Patrie, le maître l'avait devinée, quelle passion, quelle véhémence, quelle colère, quels cris soudains! Espagnole des pieds à la tête, avec tous les délires et toutes les amertumes de l'amour! Comme elle était sauvage dans sa dénonciation, implacable et hautaine dans sa lutte avec le duc d'Albe! Et qu'elle savait bien mourir de la main de Karloo! Il était impossible de jouer le rôle avec plus de vérité et d'énergie dramatique.
Vous la rappelez-vous encore dans Marie-Jeanne? C'est avec de vraies larmes qu'elle faisait pleurer tout le monde dans ce maître rôle de femme du peuple qui lui valut par deux fois, à la Porte-Saint-Martin et à l'Ambigu, un si beau succès. Avec une simple phrase dite à l'abandon: "Tu peux me tuer, va! pour le bonheur que j'ai à présent..." elle rappela Dorval à ceux qui l'avaient vue et la fit pressentir à ceux qui ne l'ont jamais connue. C'est en "vivant" ce personnage de Marie-Jeanne, que Tessandier conquit enfin la place qu'elle méritait parmi nos actrices de drames: la première!
Et c'est la même femme qui, au Vaudeville, était la joie de l'Affaire Clémenceau, où le rôle de la comtesse Dobronowska, création si différente de celles qu'elle avait faites jusque là, comptait parmi ses meilleurs. Admirable dans la Marchande de sourires, elle prêtait le charme de sa beauté noire et le prestige de son tragique talent au personnage de Cœur-de-Rubis, de l'héroïque courtisane capable de tous les crimes et de tous les sacrifices; très-originale et très spirituelle dans les Chevaliers du Brouillard, où elle abordait pour la première fois un travesti, le Jack Sheppard de la Porte-Saint-Martin, pour reparaître à l'Odéon, sous les traits d'Athalie, de Messaline, de Fanny Lear et de la comtesse de Voves dans Révoltées, de M. Jules Lemaître.
La voici maintenant dans la maison de Molière où elle a la bonne fortune de débuter dans le drame tout moderne de M. Charles Edmond, et de trouver, pour sa première apparition sur les augustes planches de la Comédie-Française, un rôle qui lui convienne. C'est elle qui représente la "bûcheronne", fille du bûcheron Mathieu Ellequin; et si par son mariage elle devient duchesse de Croix-saint-Luc, elle n'en reste pas moins une fille du peuple. Bientôt, sans doute, nommées sociétaire, elle sera au Théâtre-Français, une tragédienne passionnée ou une comédienne spirituelle: une grande artiste, toujours!
Edmond Stoulling.
Revue Illustrée, Juin 1889- décembre 1889.
Le Fils de Coralie, de M. Albert Delpit, devait marquer, le 16 janvier 1880, une glorieuse étape dans la carrière de la nouvelle pensionnaire du Gymnase. Ecrit spécialement en vue de Mlle Tessandier, dont il faisait admirablement ressortir les qualités primesautières, le rôle de Coralie fut pour elle l'occasion d'un véritable succès. Très pathétique dans son personnage de mère indigne et cependant pardonnée, elle parvenait à mettre en relief, avec un talent remarquable, tous les côtés de cette figure mouvementée.
Nous la retrouvons ensuite à l'Odéon, reprenant Charlotte Corday, de Ponsard, se tirant à son honneur du personnage de Formosa, que M. Vacquerie avait primitivement destiné à Rachel, et donnant des accents fort justes au rôle de donna Pia, dans Severo Torelli, de Coppée.
Puis nous arrivons à la belle reprise de l'Arlésienne, de Daudet, avec la musique de Bizet, et au grand succès de Rose Mamaï. Le talent de Mlle Tessandier, que nous tenions depuis longtemps déjà en haute estime, n'avait peut être jamais paru plus beau, plus complet, plus soutenu que dans ce rôle de mère dont elle indiquait les nuances, les douleurs, les anxiétés et la sensibilité nerveuse avec une incomparable vérité. Elle faisait frémir toute la salle en redescendant l'escalier, l'escalier de Chatterton, et avait, au moment de la chute de son fils, un de ces cris tragiques, qui sont tout simplement des trouvailles de génie. C'est sur ce triomphe que Mlle Tessandier quittait l'Odéon pour entre au Vaudeville, où elle faisait, dans une reprise de l'Age ingrat, un curieux retour du drame à la comédie. Ne jouait-elle pas la comtesse Julia Wacker avec une justesse, un tact, une autorité, un sens exact des proportions, qui affirmaient une véritable comédienne, et une mesure dans la fantaisie absolument remarquable? Puis, elle était "Georgette": la perfection même en ce double personnage si différent (Jojotte et lady Carlington), que M. Sardou avait écrit d'après sa nature.
Dans Dolorès de Patrie, le maître l'avait devinée, quelle passion, quelle véhémence, quelle colère, quels cris soudains! Espagnole des pieds à la tête, avec tous les délires et toutes les amertumes de l'amour! Comme elle était sauvage dans sa dénonciation, implacable et hautaine dans sa lutte avec le duc d'Albe! Et qu'elle savait bien mourir de la main de Karloo! Il était impossible de jouer le rôle avec plus de vérité et d'énergie dramatique.
Vous la rappelez-vous encore dans Marie-Jeanne? C'est avec de vraies larmes qu'elle faisait pleurer tout le monde dans ce maître rôle de femme du peuple qui lui valut par deux fois, à la Porte-Saint-Martin et à l'Ambigu, un si beau succès. Avec une simple phrase dite à l'abandon: "Tu peux me tuer, va! pour le bonheur que j'ai à présent..." elle rappela Dorval à ceux qui l'avaient vue et la fit pressentir à ceux qui ne l'ont jamais connue. C'est en "vivant" ce personnage de Marie-Jeanne, que Tessandier conquit enfin la place qu'elle méritait parmi nos actrices de drames: la première!
Et c'est la même femme qui, au Vaudeville, était la joie de l'Affaire Clémenceau, où le rôle de la comtesse Dobronowska, création si différente de celles qu'elle avait faites jusque là, comptait parmi ses meilleurs. Admirable dans la Marchande de sourires, elle prêtait le charme de sa beauté noire et le prestige de son tragique talent au personnage de Cœur-de-Rubis, de l'héroïque courtisane capable de tous les crimes et de tous les sacrifices; très-originale et très spirituelle dans les Chevaliers du Brouillard, où elle abordait pour la première fois un travesti, le Jack Sheppard de la Porte-Saint-Martin, pour reparaître à l'Odéon, sous les traits d'Athalie, de Messaline, de Fanny Lear et de la comtesse de Voves dans Révoltées, de M. Jules Lemaître.
La voici maintenant dans la maison de Molière où elle a la bonne fortune de débuter dans le drame tout moderne de M. Charles Edmond, et de trouver, pour sa première apparition sur les augustes planches de la Comédie-Française, un rôle qui lui convienne. C'est elle qui représente la "bûcheronne", fille du bûcheron Mathieu Ellequin; et si par son mariage elle devient duchesse de Croix-saint-Luc, elle n'en reste pas moins une fille du peuple. Bientôt, sans doute, nommées sociétaire, elle sera au Théâtre-Français, une tragédienne passionnée ou une comédienne spirituelle: une grande artiste, toujours!
Edmond Stoulling.
Revue Illustrée, Juin 1889- décembre 1889.
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