Un nouveau pneu.
Heureusement pour nous, si M. de Crac est mort, beaucoup de ses petits-neveux sont vivants et bien vivants.
A table, quand un cycliste a terminé son histoire, pariez dix que tout de suite:
- Moi, il m'est arrivé plus fort que ça! s'écrie un autre.
Et l'attention redouble.
- Eh bien, moi, il m'est arrivé quelque chose d'épatant à Bafouilly! C'était le jour où il faisait si chaud... Ah oui!, il faisait chaud, on peut le dire! Un temps d'orage terrible et puis pas un souffle d'air!...
En arrivant près de la mairie de Bafouilly, crac, mon pneu crève!...
Je descends et je me mets à le regonfler. Mais voilà-t-y pas que toutes les bonnes gens du pays m'entourent avec des... passez-moi l'expression, mesdames... avec des gueules menaçantes et des poings levés:
"Vous ne ferez pas cela ici, nous vous le défendons!..." hurlaient les forcenés. Moi, épaté, je leur demande ce que cela peut bien leur faire, que je gonfle mon pneu. Alors un vieux me dit:
"Tout le monde étouffe dans le pays, parce qu'il n'y a pas d'air. Et il n'y a pas d'air, parce que ces cochons de vélocipédistes le prennent pour en gonfler leurs sacrés caoutchouc! Si vous ne voulez pas être assommé, f...ez le camp!
- Alors, que fîtes-vous?
- Dame, ma pompe remise en place, je me disposais, tout penaud, à continuer ma route à pied, quand la vue d'une charcuterie m'inspira une idée géniale...
- Une charcuterie?
- Oui.
J'entrai chez le charcutier et je lui achetai deux mètres soixante de boudin cru que j'introduisis dans mon pneu.
- Du boudin?
- Parfaitement, du boudin. Et depuis ce jour-là, je ne roule plus que sur boudin, et je m'en trouve très bien.
Alors l'un de ces messieurs observa:
- Vous n'avez rien inventé, cher monsieur. Bien avant votre pneu à boudin, on se servait du ressort également à boudin.
Le petit-neveu de M. de Crac sembla vexé de cette priorité.
Alphonse Allais.
Mon dimanche, revue populaire illustrée, 7 juin 1908.
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