Les doctoresses se battent.
Miss Eleanor Lyons est une toute jeune doctoresse puisqu'il n'y a guère que quatre ans qu'elle a pris ses grades, mais chez elle, comme on va voir, l'originalité dans la doctrine et la renommée n'ont pas attendu le nombre des années.
En effet, après un passage plutôt malheureux dans la ville de Pittsburg, où la clientèle fut rebelle à ses théories médicales et ne lui ménagea pas les horions, nous la retrouvons en 1903 dans la grande cité de Philadelphie, remportant un enviable succès de gloire, d'excentricités et d'argent.
Selon les doctrines singulières de miss Lyons, la maladie n'existe pas; ou, pour mieux dire, miss Lyons prétend que ce sont les gens considérés comme bien portants qui sont malades, tandis que les personnes qui sont tenues pour malades sont des êtres que la nature favorise momentanément d'une crise bienfaisante pour tâcher à les sortir de ce fâcheux état de maladie que tout le monde appelle santé, et de les faire entrer dans l'état de santé véritable, et goûté par de bien rares personnes.
Couchons par terre.
Malheureusement, fait remarquer miss Lyons, il y a fort peu d'élus pour cette terre promise de santé, et pour cela deux raisons. La première, c'est que, pendant toute la durée de la crise, vulgairement nommée maladie, on fait tout pour contrarier la marche de la nature en donnant des soins mal compris. La seconde c'est que ceux qui, par un hasard heureux, laissent agir la nature sans avoir recours à la médecine ni à la pharmacie, n'ont rien de plus pressé, aussitôt qu'ils sont sur pied, que de retomber dans les erreurs hygiéniques de tout le monde.
Et ces erreurs sont innombrables. Les trois plus graves, les voici (c'est miss Lyons qui parle):
La première consiste dans le fait de ne pas se coucher sur le sol ou dans les arbres, c'est à dire de ne pas communiquer avec la terre, qui, pendant les heures nocturnes du sommeil, fournit à l'organisme les forces vitales réparatrices et soutire les "fluides usés".
La seconde réside en ce que l'homme des villes ne passe pas sa journée dans les émotions physiques et morales qui remplissent salutairement la vie de l'animal à l'état sauvage, en excitant toutes les fonctions vitales, et qui sont: la poursuite de la proie, l'alerte constante contre le danger, la peur de l'ennemi, les courses, les meurtres (!), etc.
Enfin la troisième est de ne pas absorber toute une variétés de subtils poisons, nécessaires à la bonne qualité du sang et à l'antisepsie de l'organisme, et que les animaux consomment abondamment, sous la forme d'essences végétales lorsqu'ils sont herbivores et sous les espèces de certaines humeurs des animaux quand ils sont carnivores.
En conséquence la jeune doctoresse prétendait à une double clientèle. D'une part elle avait à soigner les gens prétendus bien portants, puisqu'elle affirme qu'ils sont malades. D'autre part ceux qui sont alités lui revenaient d'office, puisqu'il s'agit d'accélérer la crise salutaire qu'ils sont en train de traverser. Et les remèdes spécifiques qu'elle verse au patient pour seconder les efforts de la nature en intensifiant cette crise, consistent en des essences d'une haute concentration et d'une âcreté vraiment terrible qui brûlent furieusement la gorge et l'estomac quand elles sont extraites des plantes, et qui sont nauséeuses à l'excès lorsqu'elles proviennent des organes animaux, foie, glandes, muqueuses, etc.
Il n'y a guère d'idées excentriques qui ne soient appeler à faire fortune dans la fiévreuse Amérique; et c'est pourquoi la clientèle et les dollars affluaient chez miss Lyons. Rien ne semblait devoir troubler sa félicité. Mais il n'est pas de bonheur sans nuages.
Lyons la folle!
Une "confrère" de notre jeune et bizarre doctoresse, miss Elisabeth Kellet, qui végétait sans pratiques en suivant les bonnes traditions de la médecine officielle, fut prise d'une cuisante jalousie envers sa concurrente triomphale et lui déclara la guerre.
Au nombre de ses plus graves hostilités figura la fondation d'un journal hebdomadaire, portant le titre de The Foolish Lyons (ce qui veut dire Lyons la Folle), dans lequel elle ne se contenta pas de discuter et de ridiculiser les théories thérapeutiques de miss Eleanor, mais où elle alla jusqu'à attaquer sa vie privée et à l'accuser d'une quantité de choses horribles, comme de distiller de la chair de cadavres pour composer ses médicaments!
Miss Lyons, après avoir ri, puis haussé les épaules, finit par perdre patience; et, en bonne Américaine pratique, voulant éviter des pertes de temps dans des disputes stériles, elle envoya ses témoins à miss Kellet, qu'elle appela en combat singulier. Et, de fait, singulier il fut.
Miss Lyons fit dire à son adversaire:
Il est bien entendu que, si nous allons sur le terrain, c'est que nous voulons notre mort réciproque, sans quoi ce serait du temps perdu. Il s'agit donc d'employer l'arme la plus homicide, afin que la victime n'en réchappe pas. Or, vous prétendez que mes remèdes tuent mes malades. Je vous propose donc que nous tirions au sort une grosse fiole de ces mortels élixirs, et que celle que désignera le hasard la boive en entier d'un seul trait.
La concurrente accepta cette rencontre..
Un duel bien Américain.
Des témoins ayant été choisis, le duel eut lieu sur le tard, dans un cimetière. Le sort ayant désigné miss Kellett, elle but crânement la terrible fiole, non sans avoir préalablement dit adieu à ses témoins et remis son testament à l'un d'eux.
Il n'y avait pas une minute qu'elle avait absorbé le breuvage, quand les assistants la virent chanceler, puis se tordre dans des convulsions atroces en poussant des cris déchirants.
Tous les spécifiques furent vains pour arrêter cette effrayante crise, à laquelle succéda un état comateux, pareil à la mort, et qui dura deux jours et demi.
Le piquant de l'aventure et la surprise de beaucoup de monde furent que la patiente sortit de cette léthargie, non seulement saine et sauve, mais radicalement guérie d'une maladie intestinale qui la minait et lui aigrissait le caractère.
Miss Kellett, sur ce résultat, s'étant convertie aux doctrines de miss Lyons, dont elle devint la plus fervente adepte, celle-ci l'a prise comme associée, car elle ne peut plus suffire toute seule à la clientèle, qui, depuis cette aventure a triplé.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 septembre 1903.