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jeudi 24 avril 2014

La rue du Caire.

La rue du Caire.


Par certaines journées chaudes, lourdes, orageuses, où la Tour Eiffel elle même semble suer, où les dômes dorés, bleus ou verts, trémulants sous la torridité, ont l'air de s'incliner sur l'oreille des monuments, comme des casques de reîtres ivres; quand, après votre déjeuner, le cigare allumé vous interdit les promenades dans les galeries, et que, nonchalant et vague, fatigué peut être de votre matinée, vous vous sentez envahi par le kief oriental, par ce mol abandon de soi-même que l'on fait à la fatalité, au désœuvrement, à la veulerie, tandis que l'implacable soleil vous harcèle et qu'une électricité condensée autour de vous par un siroco étouffant vous accable de torpeur, allez vers la rue du Caire. Pour peu que vous ayez de l'imagination, vous sentirez une impression de fraîcheur, rien qu'à regarder les moucharabiehs, tandis que les petits drapeaux flottent, et que la rue, relativement étroite, vous verse une ombre orientale.



Allez goûter cette ombre orientale. Sans vous arrêter aux sirops trompeurs, baignez vos yeux fatigués dans les couleurs miraculeuses des tapis qui invitent au repos, sans le miroitement de ces étoffes brodées d'argent, de ces gilets bombés comme pour emprisonner des gorges de houris. Allez aussi voir la fatigue des autres sous la tente du Café arabe: le derviche qui tourne, et dont la tête coiffée d'un lourd bonnet pointu, fume, quand il se découvre, comme une locomotive; les almées trémoussant la danse du ventre, sous des vêtements trop lourds. 


Reposez-vous dans cette fatigue, rafraîchissez-vous de cette torréfaction. Une vapeur de moka s'élève qui ôte à cette opération ce qu'elle pourrait avoir de délétère et d'inolfactif.
Puis allez longuement savourer la course folle des âniers et des petits ânes, qui reviennent secouant, dans leurs pattes blanches ou brunes, les kilomètres de course à travers l'Exposition. L'écurie est là toute proche: l'âne brait intrépidement pour chasser les mouches de sa robe grise, dont le poil est taillé en adroites arabesques; l'ânier, lui, rejoint dans l'écurie ses camarades, et tous, pour se distraire de leur fatigue, ils en imaginent une autre. 



Tel, l'écrivain qui change de sujets afin de se reposer. Eux, (pas les écrivains, mais les âniers), regrettant de n'avoir pas de ventres, étant secs comme des harengs saurs, ont trouvé le moyen de danser du dos. Placés les uns vis-à-vis des autres, bras croisés tantôt et tantôt ballants, poussant des hurlements bizarres; Balana! balana! ou quelque chose d'analogue, ils se mettent à se balancer d'avant en arrière et de droite à gauche, donnant ainsi à leur échine, très libéralement, le tangage à la fois et le roulis. Ils s'agitent frénétiquement, les yeux extasiés; l'on se sent devenir frais, rien qu'à les voir; seulement, les ouïr est un moindre agrément, surtout quand, en guise de refrain au balana-balana monotone, d'autres jeunes effrontés vous présentent leurs bonnets, disant: Batchich! batchich! Malgré tout cet orientalisme d'après-midi a bien son charme, allez.
Mais le soir, devenez poète, si vous le pouvez, sans vous ruiner outre mesure. Songez aux Mille et une Nuits dont furent bercés vos jeunes ans; Rappelez-vous Haroun-al-Raschid, commandeur des Croyants, et Nouredin-Ali, et aussi la lampe d'Aladin.
Il faut, autant que possible, que la lune en croissant se dessine juste au-dessus du minaret de l'entrée, figurant l'étendard du prophète; il ne faut parler à personne, et marcher lentement sans regarder, sans écouter la foule des chapeaux melons et des vestons. A peine, pour vous maintenir en poésie, avez-vous le droit de saisir au passage le clin d’œil de quelques blondes ou le sourire de plusieurs brunes. Seulement,  suivez les boutiques, à demi éclairées par de faibles lumignons; voyez étinceler, ici des poignards damasquinés, là des étoffes filigranées, tandis que des visages secs, coupés de moustaches féroces et surmontés d'un fez ou d'un turban, demeurent immobiles dans quelque embrasure, sous un auvent, dans un coin noir.
Les âniers et les ânes dorment: ne les réveillez point, car Allah désire qu'ils sommeillent et ne troublent point la police d'Haroun-Al-Raschid par d'intempestifs ébats.
Allez de nouveau vers le Café arabe. Le soir, les almées paraissent moins horribles, et le derviche tourneur plus plein de conviction. Ne prenez pas de moka; à cette heure-là les mokas sont fanés.
Sortez, avec recueillement. Vers le bout de la rue, écoutez passer le petit "Decauville", courant sous les voiles de ses wagons, comme un cheval orné d'ailes noires, et faisant tinter sa cloche. et puis, vite, après un dernier coup d’œil à cette rue pittoresque, aux moucharabiehs obscures, au minaret et à la lune qui décline, frottez votre bonne lampe d'Aladin et disparaissez du côté des Fontaines Lumineuses. La volonté d'Allah soit faite!
                  
                                                                                                         Emile Goudeau.

Revue Illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.

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