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samedi 5 avril 2014

L'embarras du préfet.

L'embarras du préfet.


Le chef de gare s'avança et respectueusement, la casquette à la main, avertit M. le Maire que le train sera là dans une minute. Un murmure courut. M. le Maire, s'étant découvert, donna d'un revers de bras un dernier lustre à son chapeau, s'assura que son écharpe municipale était suffisamment étendue sur son ventre bedonnant et repassa rapidement dans sa tête les premières phrases du discours qu'il allait adresser à M. le préfet. Parmi les conseillers municipaux groupés autour de lui, les uns relevèrent fièrement la tête, certains qu'ils auraient, en leur qualité de purs, une poignée de main du chef du département; les autres regardèrent avec l'imperceptible sourire de gens qui ne croient pas que "ce soit sérieux", et les derniers enfin, indiquèrent clairement par leur physionomie bonne et niaise qu'ils ne pensaient rien, si ce n'est qu'il allait se passer, à Saint-Savinien-les-trois-clochers quelque chose qui ne s'y passait pas tous les jours. Sur un signe de M. le Maire qui, quoi que très ému, conservait un sang froid admirable, c'est le propre des grandes âmes dans des circonstances solennelles, la fanfare attaqua un air patriotique. Il y eut alors, dans ce moment fait pour l'harmonie, une légère confusion. La fanfare de Saint-Savinien-les-trois-clochers, chef-lieu du canton, était, comme le clocher lui-même divisée en trois. Le saxophone, la petite flûte et le chapeau chinois étaient franchement radicaux et dévoués les yeux fermés au gouvernement de la franc-maçonnerie, dont ils étaient de fervents adeptes, sans savoir du reste de quoi il s'agissait. La grosse caisse, le trombone, le cornet à piston étaient encore plus avancés et se déclaraient socialistes et communistes, sous la seule réserve que leurs biens personnels fussent exclus du partage universel qu'ils préconisaient; enfin, pour le malheur de l'harmonie des instruments et des cœurs de Saint-Savinien, l'alto, le triangle et le tambour, tous trois vieux soldats d'Italie, étaient restés d'abominables impérialistes. Il s'en suivit qu'au signal de M. le Maire, chacun suivit l'air de sa conviction politique, et l'harmonie qui éclata fut un pot-pourri extraordinaire où la Marseillaise, l'Internationale et "Partant pour la Syrie" faisaient un ensemble aussi remarquable que cacophonique.
Mais tout se tut au sifflet de la locomotive. Le train s'arrêta. M. le préfet descendit. C'était un bon petit père, muni d'un gros ventre et d'une grosse barbe, le nez très rouge, le cou apoplectique, mais qui se redressait tellement sur ses ergots préfectoraux, qu'il semblait plus grand que la nature ne l'avait fait, et qui paraissait tellement pénétré de sa dignité, qu'il arrivait parfois à en persuader les autres.
M. le Maire s'avança, s'inclina et commença:
- M. le préfet... ,
- Dites: citoyen! riposta vivement le représentant du gouvernement... Ne sommes-nous pas tous citoyens... citoyens de la République, de la vraie République!...
Et, sans laisser M. le Maire reprendre son discours, le représentant de l'Etat continua en répétant le boniment qu'il disait à son arrivée dans chaque canton, et qui fit bâiller vigoureusement M. le Conseiller de préfecture, assistant de M. le préfet, qui connaissait cette antienne, l'ayant entendue vingt-six fois, M. le préfet termina sur un ton familier:
- Il est onze heure, le déjeuner est pour midi, la séance pour une heure... Allons prendre un apéritif patriotique... Citoyens, Vive la République!
Quiconque a habité la province sait que, pour les cantons ruraux, le jour du conseil de révision est un jour solennel et national. Il est donné à tous les habitants de contempler, ce jour-là, le chef du département dans son uniforme brodé d'argent et de se faire une idée par là du chef de l'Etat qu'il représente; idée fausse, d'ailleurs, puisque le chef de l'Etat n'a pas d'uniforme du tout. Ce jour-là tout est en liesse, cabarets, auberges, buralistes, marchands de rubans. La vie laborieuse est suspendue. On regarde bouche bée, on admire le Préfet, le général, le conseiller du Préfet, l'aide de camp du général, les valets de pied de l'un et de l'autre. La personne la plus notable de la ville, généralement le maire ou un aspirant aux palmes académiques, invite toute la smalah officielle à déjeuner. On mange, on boit, on toaste, on fume, et enfin tout à coup on se souvient qu'on est venu là pour quelque chose. Et, en effet, un certain nombre de jeunes gens attendent patiemment sous l’œil paternel des gendarmes, que les déjeuneurs bien lestés et quelque peu porté à une douce somnolence viennent s'assurer s'ils sont propres au service militaire. Autrefois cette cérémonie avait sa raison d'être, lorsqu'on ne prenait pour le service qu'un nombre d'hommes déterminé. Mais aujourd'hui où l'on prend tout le monde, sauf des cas rédhibitoires qui sautent aux yeux, le dernier sergent d'infanterie ferait tout aussi bien l'opération que tout cet état-major chamarré dont les voyages coûtent fort chers à l'Etat, c'est à dire à nous. Passons... car ce n'est pas le sujet de cette histoire véridique.
Elle s'est passée à la tournée de révision dernière. Où? Comment se nommait le préfet dont nous allons parler? A quoi bon le dire? Ce serait faire de la réclame à ce haut fonctionnaire et donner à son nom une notoriété qu'il n'a jamais eue et que ses qualités, spécialement son tact, ne méritent guère.
Donc, quand on eut bien apéritivé, déjeuné, bu des vins blancs, rouges et gris, pris le café, le pousse-café, la rincette et la sur-rincette, on pensa aux conscrits et, solennellement, M. le préfet se rendit à la Mairie, où devait se tenir le Conseil de révision. Familièrement, il s'appuyait sur le bras du Maire d'un côté, et sur celui du Juge de paix de l'autre, témoignage d'estime aussi flatteur pour ces deux magistrats qu'utile à l'équilibre du premier fonctionnaire du département.
Mais, tout à coup, en entrant dans la salle où devaient avoir lieu les opérations, le citoyen préfet s'arrêta comme médusé. Il pâlit, blêmit, rougit successivement, et roula des yeux pleins d'une irritation maçonnique.
- Qu'est-ce à dire, citoyen Maire! s'écria-t-il de la voix dont devait se servir Jupiter, quand il faisait trembler tout l'Olympe... Ne sommes-nous pas ici dans le local de la Justice de paix?... Eh bien alors?
Et, d'un geste à la fois majestueux et menaçant, M. le citoyen Préfet désigna un christ suspendu au mur, au dessus tout juste du fauteuil où  devait siéger le Président du Conseil de révision.
M. le citoyen Préfet reprit:
- Ignorer-vous donc, M. le Maire, ignorez-vous M. le Juge de paix, que ces emblèmes de croyances surannées doivent être enlevées de tous les lieux où se réunit un peuple libre? Sommes-nous encore au temps des superstitions, de l'inquisition, des dragonnades? M. le Garde des Sceaux, M. le président du Conseil ont parlé. Dehors! ces témoignages d'un cléricalisme détesté et à jamais aboli! Jamais, jamais, entendez-vous, je ne m'asseoirai, moi, le préfet du département de la Basse-Vienne, au dessous de cet objet d'un autre âge. Jamais, je n'occuperai ce fauteuil. M. le Maire, faites enlever ce christ.
Un homme s'avança, jeune, bien mis, la boutonnière ornée d'une rosette rouge.
- Je vous demande bien pardon, M. le préfet, dit-il, mais personne, ni vous ni un autre, ne touchera à ce christ.
- Qui êtes-vous?
- Vous pourriez ajouter: Monsieur, répondit le défenseur du Crucifix. Mais je ne vous demande pas d'être poli pour moi, quand vous ne l'êtes pas pour le fils de Dieu. Je suis le comte de X., maire de ma petite commune. Donc j'ai un premier droit pour être et parler ici. J'en ai un autre: cette maison m'appartient. Je la loue à la commune chef-lieu de canton comme salle de justice de paix. Mais le christ étant scellé au mur est immeuble par destination, et nul n'a le droit de toucher à mon immeuble, en tout ou partie, sans ma permission. Je la refuse.
- Cependant, Monsieur...
- Je la refuse, insista le propriétaire, moi, Georges, comte de X. propriétaire, officier supérieur de cavalerie démissionnaire. Garde champêtre, je vous requiers de verbaliser contre quiconque se permettrait de toucher ou de donner l'ordre de toucher à tout ou partie de ma propriété. Mais il y a un moyen de tout concilier, Monsieur, continua le comte de X.. Vous avez dit que vous refusiez de vous asseoir sur le fauteuil placé aux pieds du Crucifix. Prenez une chaise et mettez-vous dans un coin. Mes collègues, les maires du canton et moi, nous occuperons avec respect les places que vous refusez aux pieds du Christ. Apportez des chaises et mettez-les par là... où ces messieurs voudront... quelque part!
- Asseyons-nous sur les fauteuils, Messieurs les Maires. Après tout, nous sommes, nous, les élus du pays!
- Nous sommes tous là, Monsieur le Préfet, continua l'ancien officier, quand les Maires, à ses côtés se furent assis aux pieds du Christ. On pourra commencer la séance quand vous voudrez.
Et le préfet, assis sur sa chaise, où il était fort mal, tandis que les bons maires en blouse bleue se prélassaient sur les fauteuils de velours, ordonna d'appeler le premier conscrit... On entendait dans la salle un vague murmure de sourires.
Et ce fut ainsi que, malgré Ministres et Préfet, le Christ a présidé aux opérations de la révision à Saint-Savinien-les-trois-clochers, bénissant le comte de X. moins encore d'avoir défendu son image sacrée, que de l'avoir débarrassé de la corvée d'étendre ses bras miséricordieux au-dessus de la tête d'un sectaire imbécile.

                                                                                                                        H. du Plessac.

L'Ouvrier, Journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, 8 juin 1904.

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