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lundi 28 avril 2014

Lettre campagnarde.

Lettre campagnarde.

Chaque année, à la même époque, c'est à dire un peu avant la fenaison, j'éprouve le besoin de revoir la campagne de chez moi, de faire une grande promenade, à travers les près qui s'étendent entre la Loire et le "ru", sous le soleil, dans l'odeur des foins. Cette promenade annuelle, il me serait extrêmement dur d'y renoncer. Je l'ai faire hier, tantôt par les sentiers que noient les hautes herbes pleines de tâches jaunes et violettes, tantôt le long du ruisseau bordé de saules dont l'argent léger miroite et frissonne. Et je suis arrivé à un tout petit village qui trempe ses pieds dans l'eau; et j'ai pris de la bière, tout seul, dans un cabaret qui s'intitule avec emphase Café de la gare, bien qu'il soit à deux lieues de la plus proche station de chemin de fer.
J'étais heureux, je ne pensais à rien. Tout ce qui m'agite tant à Paris, je l'avais oublié. Les vipères que j'ai comme tout le monde dans le cœur, vanité littéraire, ambition, jalousie, soucis, désirs et passions de toute sorte, s'étaient parfaitement assoupies. Je sentais que la vie aux champs, la vie tout près de la terre, c'est là le vrai, et que notre civilisation urbaine et industrielle n'est peut être qu'une effroyable erreur de l'humanité occidentale.
J'avais besoin de cette heure d'apaisement, car la veille, en débarquant dans mon chef lieu de canton, j'avais eu une grande colère. Les beaux arbres qui s'élevaient à la porte de la petite ville venaient d'être coupés par les soins d'une édilité dont j'aime mieux ne pas qualifier la conduite. On ne doit jamais abattre ses arbres, sinon dans le cas d'absolue nécessité, et quand il est bien prouvé qu'ils ont atteint depuis longtemps le maximum de leur développement possible, et qu'ils ne peuvent plus que dépérir. Et encore...
Je vais vous dire, à ce propos, un des plus violents sentiments de haine que j'aie éprouvé dans ma vie. Vous savez que mon pays est charmant; que l'eau y jaillit de partout en ruisselets délicieux; que les teintes du ciel, de la prairie et les feuillages y sont fines et toujours un peu pâles, comme dans un paysage élyséen de Puvis de Chavannes; et qu'enfin, à défauts de grands bois, il y a des arbres en quantité, par bandes ou par bouquets. Mais, autrefois, il y en avait bien davantage et c'était encore plus beau. Or, j'eus la douleur de constater, voilà quelques années pendant mes vacances, qu'on en avait abattu des rangées entières dans les près qui bordent la Loire. Je n'avais jamais songé à demander qui en était le propriétaire. j'appris que c'était un monsieur qui vivait à Paris; je sus qu'il y faisait la fête et que c'était pour la continuer qu'il découronnait les rives de mon fleuve.
Je me mis à haïr cet homme. Longtemps, le misérable poursuivit son oeuvre impie; chaque année, de loin, sans se montrer, le lâche me volait de nouveaux arbres, de nouveaux coins de verdure. Je me représentais la parure chaste et sacrée de la terre gaspillée  en débauches lugubres, dévorée là-bas; et j'enrageais!... Si j'avais été poète, j'aurais mis cela en vers, ce qui m'eût soulagé. Très sérieusement, cet homme que je n'avais jamais vu, et qui n'est peut être pas un méchant garçon, est un de ceux à qui j'ai souhaité le plus de mal. Et je ne sais pas encore, à l'heure qu'il est, si je lui ai pardonné.

                                                                                                              Jules Lemaître.

L'Ouvrier, 25 mai 1904.

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