La danse du ventre.
A l'extrémité de la rue du Caire, zigzagante, éblouissante de clarté ici, voilée d'ombre là-bas, toute bariolée de loques omnicolores qui hurlent au vent leurs éclatantes notes d'écarlate, de sinople, de vert et d'orangé, à l'infini variées, une devanture orientale arrête les yeux. Par la porte étroite, on entre. L'intérieur est disposé comme une vaste tente faite d'étoffes où, sur un tissu blanc, se détachent régulièrement des palmes vertes et jaunes.
A l'extrémité, une estrade rectangulaire recouverte de tapis épais; là, face au public, contre la tenture du fond, les musiciens, accroupis sur un divan, en leur robe flottante, les têtes coiffées de turbans.
Sur la droite, une clameur de métal étincelant blesse la vue: ce sont, sous un flot de lumière tombant par une ouverture de la tente, de hautes cafetières de cuivre jaune, aux cols amincis, semblables à des oiseaux héraldiques; et des gamins syriens avec des cafetières identiques, mais plus petites, versent aux spectateurs, en de minuscules tasses, un café épais et noir, tout chargé d'arômes énervants.
Cependant, une femme s'est levée: une jeune fille plutôt; elle a répondu à l'appel de son nom "Zenouba" et, tandis que prélude la musique, où se mêlent aux accords du kanoûn et de l'oûd les battements précipités et rythmiques de la darabouka et des naïrazans, parmi la résonance grelottante du tambourin, elle s'avance, vêtue de soie rose, d'un pas qui sautèle sur le pied gauche, tandis que le droit glisse seulement sur la pointe.
Les coudes au corps, les avant-bras immobiles, ses mains se retournent rythmiquement et lentement sur ses poignets. Puis la danseuse pose, en équilibre, sur sa tête, un vase de cuivre, et reprend en cercle, de face tantôt, tantôt le dos au public, ou de profil, son pas sautelé, dont le rythme se précipite de plus en plus saccadé. Et la jeune femme, presque pas essouflée, s'arrête tout à coup.
Mais un homme, à son tour, se lève, tout en blanc, un haut bonnet d'astrakan sur la tête. Il a croisé les bras, penché le front, fermé les yeux, et, les pieds nus, commencé à tourner sur lui-même: c'est le Derviche tourneur. Une musique l'accompagne. sa rotation s'accélère, et à mesure, il décroise les bras, les écarte, les étend peu à peu, les tient enfin grands ouverts, tandis que de plus en plus vite, il tourne, tourne, pour s'arrêter, lui aussi, brusquement, avec un profond salut au public.
C'est alors qu'une femme quitte l'escabeau où, jusqu'à ce moment, elle a fumé, insouciante ou dédaigneuse. La tête est bestiale sous la grosse chevelure bleue semée de sequins, le torse gras dans la courte veste lilas sous laquelle saillent les seins lourds, et, depuis la taille jusqu'à l'aine, le ventre n'est qu'à peine voilé par une gaze jaune. De la ceinture, très basse, une jupe étroite tombe, moulant les jambes.
La femme s'est levée, onduleuse. Les coudes toujours au corps, mais les mains en avant, ayant aux doigts des castagnettes de bronze, les sagats sonores, elle s'avance du pas sautelé de la première danseuse.
Tout à coup les sagats résonnent, un frisson parcourt le ventre de la danseuse... Peu à peu, ce frisson se précise: c'est un lent et rythmique mouvement qui fait refluer la rondeur qu'enserrent les hanches, vers la ceinture. Mais ce frémissement monte, arrive aux seins, qui sans que bougent les bras ni les épaules, se soulèvent, surgissent, puis s'abaissent, sont secoués comme par un spasme intérieur. Plus haut encore, le frisson s'est partagé: les yeux maintenant fixes, la face étrangement calme des sphinx de pierre, c'est la tête qui bouge par saccade de gauche à droite, sans s'incliner. a ce moment, les sagats résonnent, sourdement étouffés dans la paume des mains, et semblent des gloussements de cuivre. Maintenant, le rut s'est propagé dans le corps entier, jusqu'au cerveau. Les sagats reprennent leur note triomphale. Les seins sursautent tout à coup, et, entre les hanches immobiles, convulsivement le ventre bondit. Puis tout le torse ondule, tourne de plus en plus vite, et, dans une finale érection de tout son être, la danseuse épuisée s'arrête, tandis que, furieusement, comme un orage de luxure, des voix clament: "Aiouscha! Aiouscha!".
Rodolphe Darzens.
Revue Illustrée, Juin 1889- Décembre 1889.
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