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dimanche 27 avril 2014

L'empereur Guillaume II en Lorraine.

L'empereur Guillaume II en Lorraine.
         (de notre envoyé spécial)


                                                                                                                         Metz, 20 août.


Depuis six ans environ que j'ai l'occasion d'assister à tous les voyages de l'Empereur d'Allemagne dans les provinces annexées, j'ai pu comparer les caractères très différents que ce prodigieux souverain et metteur en scène sait imprimer à chacun de ses déplacements.
Nous avons vu d'abord l'Empereur achetant le château d'Urville afin de donner à son entourage un exemple de colonisation allemande en Lorraine, lequel du reste a été peu suivi. Il venait alors à Metz en famille.
L'année suivante, nous vîmes au contraire, le Lohengrin casqué de blanc, le chef d'armée puissant et presque agressif qui vint caracoler le long de nos frontières, devant des forces imposantes.
Aujourd'hui, les temps ont marché, le Kaiser nous fait risette et il vient inaugurer un monument commémoratif élevé par ses soins à la mémoire des braves soldats morts en défendant la patrie, aussi bien soldats Français que gardes Allemands.
Et l'attitude fut belle, on va le voir, que celle de l'empereur jetant par dessus la petite ligne bleue des Vosges des paroles émues à l'adresse de ces ennemis qu'il prétend honorer et devants lesquels, il fait présenter les armes au premier régiment de sa garde emmenée exprès de Berlin.
Vendredi matin, vers huit heures, le train venant de Paris s'arrête à Amanvillers, station frontière.
- On ne va pas plus loin, me dit le chef de gare allemand d'un ton rogue, le train impérial va arriver!
Il fait une jolie matinée grise et ouatée, presque automnale. Dans les champs, aussi loin que la vue peut s'étendre, galopent des dragons haut la lance et des artilleurs en vedette.
Il semble que quelque mobilisation soudaine vient de faire surgir de ce sol frontière, des cavaliers affolés et des officiers qui font du zèle et traînent partout leurs sabres en un cliquetis affairé.
Soudain grand brouhaha, le train est signalé. ses huit wagons blancs s'arrêtent devant la coupée où attend tout sellé le cheval de l'empereur.
Il apparaît sur la passerelle, fait un amical signe de tête à l'un des généraux figés sur le quai en une pose marmoréenne et saute à terre. Il serra quelques mains et vite le voilà à cheval.



Sur la route de Saint-Privat, au grand trot, les pelotons de dragons rouges, jaunes et noirs galopent à sa suite.


A Saint-Privat.

La cérémonie d'aujourd'hui doit être strictement militaire, et Messieurs les officiers se chargent de faire respecter cette consigne.
Depuis la veille, des curieux, paysans, petits bourgeois des environs se sont mis en route vers le monument qui s'aperçoit de loin, dominant la plaine au centre d'un bouquet d'arbres, mais il est impossible d'approcher.
Il y a là tout le 145e régiment de ligne, des dragons bleus, des uhlans rouges, de l'artillerie, du génie, la garde: 15 à 20.000 hommes. Au loin, la foule des civils forme une sorte de fond terne à cette apothéose militaire.




Il est neuf heures, Guillaume II précédé du fanion impérial, vient se placer à environ vingt pas devant le monument au pied duquel est dressé avec des tambours un petit autel, très petit. La note religieuse militaire, juste ce qu'il en faut pour ajouter à l'imposant sans détourner l'attention.
Un roulement de tambours auquel se mêlent les trilles aigus des fifres perçants donne le signal de la partie religieuse de la cérémonie et aussitôt les soldats entonnent le splendide choral de Luther.
Guillaume II fait un geste, le voile du monument est arraché et il parle. Il parle de cette voix scandée, puissante qui s'affermit d'autoritarisme d'année en année.



Il exalte de mémoire les régiments décimés, puis il détaille le symbole de ce monument qu'il a dessiné lui-même.
" L'archange cuirassé, reposant paisiblement, s'appuie sur le glaive orné de la fière devise du régiment: Semper Talis. C'est pourquoi, dit-il, je veux qu'on attribue aussi à cette figure une signification générale. Sur ce champ arrosé de sang, elle est placée, semblable à un gardien des braves soldats qui sont tombés ici, aussi bien ceux de l'armée française que de la nôtre.
Car c'est aussi en braves et en héros, tombés pour l'Empereur et pour la patrie, que des soldats français sont descendus dans la tombe glorieuse."
Et pour prononcer ces paroles, Guillaume II jusque là placé face au monument, se tourne légèrement vers l'Ouest, tandis que son geste semble lancer par-dessus la frontière cette phrase de réhabilitation et de paix.
Puis c'est le défilé classique et superbe des troupes devant l'Empereur. Pendant près de deux heures, placé seul au milieu d'un champ, il saluera de la main les trente ou quarante drapeaux qui s'inclineront devant lui. Il est lui-même à la parade impeccable comme ses soldats.
Mais voici le bataillon de la garde et ces hommes superbes, mitrés d'argent, passent avec des visages tournés vers l'empereur tels des fanatisés, secouant le sol de cette marche de parade saccadée synthétisant si bien la force mise au service de la discipline.



Au bout d'une heure de défilé la poussière soulevée par les troupes est insupportable, Guillaume l'avale sans sourciller, sans reculer d'un pas. Le général Haessler,  le fameux commandant du corps d'armée frontière, veut faire arroser la route, l'Empereur s'y oppose.

A Thionville.

C'est la première fois que l'empereur vient à Thionville, aussi les habitants et les autorités se sont-ils mis en frais.
Je remarque en passant que les Allemands s'ingénient pour leur décorations de monuments et qu'ils sortent agréablement des traditionnelles tentures d'andrinople à crépines d'or qui forment le plus bel ornement de nos fêtes officielles.
Le reposoir du Kaiser au milieu de la place du marché est vraiment très beau, tendu d'étoffes anciennes; drapé de peluche vert d'eau; par devant, la place a été transformée en jardin anglais.
Hélas! un ingénieur trop savant a compromis cette belle ordonnance par une innovation fâcheuse. Il avait annoncé au conseil municipal qu'il se chargerait de répandre sur le sol un certain sable rouge provenant des résidus des hauts-fourneaux environnants, qui serait du plus heureux effet.
Malheureusement, ce diable de sable fort peu étanche se transforma grâce à l'humidité du sol, en une bouillie brunâtre dans laquelle barbotent avec désespoir les jeunes filles habillées de blanc, les pages à col Médicis et boucles blondes chargés de présenter à l'Empereur le vin d'honneur.



Tous ce beau monde est crotté jusqu'à l'échine, les blondes jeunes filles ressemblent à des barbets et les jolis pages à des enfants de peaux-rouge.
- Diable d'ingénieur! grognent les conseillers municipaux.
Est-ce la boue rouge, est-ce la nouvelle du rejet par le Landtag du projet de canal arrivé le matin même par télégraphe, mais l'Empereur n'a plus sa souriante figure d'hier?
Sans même descendre de voiture, il passe devant sa tribune, il a l'air soucieux, ne remarque même pas les pages crottés, bouscule le vin d'honneur, annonce aux autorités qu'il autorisera le démantèlement des vieilles murailles de Thionville dès que les forts en construction aux environs seront terminés, et vite en route pour le fort de Guentrange dont il veut inspecter les travaux.
La visite à Thionville n'a pas duré vingt minutes et les malheureux habitants se préparent depuis un mois, et l'ingénieur avait, durant de longues semaines, analysé son sable rouge dans le mystère du laboratoire et les autorités ont dépensé 50.000 marks!...
Sur le fort que Guillaume II va visiter, il est bien difficile de donner des renseignements.
Il part seul, escorté d'un peloton de dragons qui barre la route derrière lui. Inutile d'essayer de passer. On risquerait l'arrestation.
Là-haut, sur les hauteurs, au nord-ouest de Thionville, dominant la vallée de la Moselle, du côté du Luxembourg, de Longwy et de Metz, les fanions des soldats semblent indiquer la place du nouveau fort, le premier d'une série qui complétera la deuxième défense de cette frontière, que l'on peut qualifier d'imprenable quand on a vu, comme moi, ces travaux formidables et surtout cette armée puissante, confiante dans ses chefs, entraînée à miracle et commandé par un homme qui sait pouvoir mettre en elle sa confiance comme elle-même la met en lui.
L'avant-veille de ma visite à Metz, j'étais à Rennes. Ce simple rapprochement m'évitera les commentaires faciles et un peu tristes sur la situation actuelle des deux grands pays.

                                                                                                                Jules Chancel.

La Vie Illustrée, 17 août 1899.

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