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mercredi 23 avril 2014

Le carnet de Madame Elise.

Les chaussures neuves.


Comme elles étaient séduisantes à la vitrine du cordonnier, ces chaussures neuves dont l'éclat n'avait point été froissé par les mouvements de la marche; elles étaient fascinantes! Après les avoir contemplées longuement, nous ne pouvions considérer sans mépris nos souliers usagés, verdis par le temps et sillonnés de mille plis; nous les trouvions misérables, écrasés, honteux, informes.
Nous entrons, nous les achetons joyeusement; le cordonnier qui les essaye présente parfois une objection. " Ne sont-elles pas un peu étroites, un peu courtes? - Non, elles vont bien." Nous avons hâte de les emporter, car nous en sommes fiers.
Les premiers pas sont faciles, nous nous félicitons de la démarche élégante que donnent les chaussures neuves; puis notre enthousiasme s'apaise, un malaise sourd d'abord, quelques douleurs plus précises et plus aiguës arrêtent notre course... plus de doute, ces bottines nous gênent; bientôt s'entame une lutte inégale entre le cuir neuf et nos pieds meurtris. Nous nous prenons à détester ces souliers durs et à regretter les anciens, laids peut être mais si bien faits à notre marche.
Puis tout s'apaise, le cuir résistant se prête aux mouvements, et, tout doucement, petit à petit, il se plie à notre gré; les chaussures neuves nous deviennent à leur tour familières et faciles.
Cette expérience, faite plusieurs fois par chacun de nous, finit par nous instruire; nous acquérons la sagesse de celui qui sait; nous n'avons plus le premier enthousiasme imprudent, ni les inquiétudes inutiles qui le suivent: nous attendons avec calme parce que nous connaissons la série des faits qui vont se produire; mais notre expérience sur ce point précis ne s'étend pas aux faits analogues qui ne sont point matériels, et nous demeurons, presque tous, aussi émotifs devant les nouveautés d'ordre moral avec lesquelles nous sommes mis en contact. S'agit-il d'un changement de place, de relations nouvelles, d'une amitié inattendue, peu importe. Ce qui se présente comme un décor différent, une diversion, nous séduit et nous transporte, notre enthousiasme n'en sait voir, n'en veut voir que les côtés avantageux, notre emballement irréfléchi et juvénile nous pousse même à rejeter les relations anciennes, les vieilles amitiés, la situation première, sans examen; le passé nous paraît terne, négligeable, parce qu'il est trop connu, et nous gardons toute notre tendresse pour l'objet nouveau qui nous séduit.
A cette ardeur extrême succède naturellement le désenchantement; nous attendions de cet état nouveau trop d'avantages et de plaisir pour qu'il puisse combler toutes nos espérances; les déceptions suivent et nous voilà dégoûtés de ce que nous adoptions naguère si volontiers.
Lorsque cette tragi-comédie n'a d'autres acteurs que nous et nos souliers, le danger n'est pas grave! notre paire usagée ne nous garde pas rancune de notre dédain et nous la retrouverons quand nous le voudrons; notre paire nouvelle ne s'irrite pas de notre colère et se plie aussi bien à nos mouvements, que nos regards soient chargés pour elle d'admiration ou de haine. Mais quand il s'agit d'humains, nos actes ont une autre portée: l'ami abandonné, le chef auquel on a manqué de respect, les clients négligés se souviennent et se vengent... on ne les retrouvera plus lorsqu'on reviendra vers eux; les amis, les chefs, les clients nouveaux ne pardonnent pas le mouvement de recul qui suit la spontanéité du premier abord.
Les vieux souliers se dérobent, les neufs résistent. Nous accusons le sort, la fatalité, alors que nous sommes seuls responsables des maux qui nous accablent: notre imprévoyance, nos enthousiasmes irraisonnés, nos dédains injustifiés causent bien des souffrances et attirent bien des catastrophes que la sagesse pourrait éviter.

                                                                                                                Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 janvier 1906.

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