Chronique du Journal du Dimanche.
Un homme riche et bien posé dans le monde, M. B... , avait réuni toutes ses affections sur sa fille unique, et l'avait fait élever dans un des meilleurs pensionnats. A la fin des vacances dernières, M. B... garda sa fille Élisa près de lui, et, pour parfaire son éducation, lui donna un maître de peinture. Le maître avait vingt-cinq ans, l'élève dix-sept. Pendant quatre mois, les leçons allèrent à merveille, et le talent se développa rapidement chez la jeune fille.
La semaine dernière, le professeur cessa tout à coup de paraître chez M. B... Celui-ci, plein de convenance se rendit lui-même chez le jeune artiste pour s'informer des causes de son absence. Après beaucoup d'hésitations, pâlissant et rougissant tour à tour, l'artiste avoua à M. B... qu'il adorait sa fille; que, si lui seul avait dû souffrir de cette passion, il eût préféré continuer à voir Élisa, même sans le moindre espoir. Mais que, ayant eu quelques raisons de supposer son amour partagé, il avait cru de son devoir d'honnête homme de se séparer de cette jeune personne, qui ne pouvait l'aimer sans se rendre coupable, ne devant jamais lui appartenir.
M. B... tomba de son haut comme devant la chose la plus extraordinaire du monde. Les pères sont tous ainsi. Cependant, rentré chez lui, avec sa rondeur habituelle, il rapporta tout l'entretien qu'il venait d'avoir à sa fille. Sa surprise et son irritation augmentèrent lorsqu'il reconnut, au trouble profond d’Élisa, que son maître de peinture ne s'était pas trompé dans ses supputations.
Pendant toute la semaine, M. B... réfléchit profondément. Au bout de ce temps, il fit appeler sa fille.
- Élisa, dit-il, les hommes ne doivent pas séparer ce que Dieu unit. La conduite de ton maître de peinture est toute en sa faveur, et dénote un noble caractère. Je passe sur le reste. Il t'adore et tu l'aimes, je te permets de l'épouser.
La jeune fille secoua négativement la tête, puis ajouta à ce signe un non très formel.
- C'est un honnête homme et un artiste distingué, dit-elle, mais il n'a rien. Je ne puis songer à ce mariage.
- Comment! lorsque tu l'aimes!
- Mon amour est vrai, profond, mais il passera; et, après lui, il ne resterait que les inconvénients d'une union désassortie.
- Je te donne deux cent mille francs; tu es assez riche pour deux.
- Toutes mes compagnes, avec des dots à peu près semblables, épousent des hommes qui ont autant de fortune qu'elles. Elles seraient donc le double plus riches que moi. Je souffrirais de cette pauvreté relative. Involontairement j'en rejetterais le tort sur celui qui l'aurait causé; il me deviendrait insupportable. Voilà comment finissent les mariages d'inclination.
- Ainsi tu préfères le vil métal de l'or à l'amour qui te vient du ciel?
- L'or est un vil métal, mais il produit des choses qui ne sont point viles du tout. L'amour vient du ciel, mais il vient tout nu, comme on peut le voir, n'apportant avec lui ni patrimoine, ni revenu.
- Qui veux-tu donc épouser enfin?
- Un homme qui, par une belle fortune ou un poste lucratif, me donne tout ce dont j'ai besoin pour vivre selon ma condition et mes goûts.
- C'est bien, il en sera fait ainsi mademoiselle; mais je vous préviens que, lorsque vous aurez à souhait cachemires, diamants et dentelles, il y a une chose, et la plus précieuse de toutes, qui vous aura toujours manqué!
- Quoi donc?
- La jeunesse.
Nous pouvons affirmer l'exactitude de ce détail d'intérieur, et nous oserions attester que, de nos jours, la moitié des jeunes filles au moins pensent comme Élisa.
Ces demoiselles positives seraient bien étonnées si on leur disait qu'il y a en elle un point de rapport avec les assassins, qui, eux aussi, sacrifient tous leurs sentiments humains à l'argent.
Par exemple, voici une autre manière beaucoup plus rare de spéculer sur le mariage.
La dernière semaine de janvier, quatre couples devaient être unis au Havre, dans la salle de l'hôtel de ville consacrée à cet usage.
Dans le nombre, un matelot baleinier, assez riche pour sa condition, épousait une femme, connue en ce moment-là sous le nom de la veuve N...
Tandis qu'on attendait, la veuve répétait souvent:
- M. l'adjoint est en retard... M. l'adjoint est bien long à venir.
Puis elle se lève, sous prétexte d'aller s'informer de ce qui retient le fonctionnaire.
Et elle ne reparaît point.
Lorsque l'adjoint est arrivé et qu'on a procédé aux trois autres mariages, on attend toujours inutilement la veuve.
La journée se passe ainsi, mais le lendemain tout s'explique.
Un étranger, qui arrive au Havre et qui entend parler de l'aventure, connait depuis longtemps la soi-disant veuve N... et il est au courant de sa manière d'agir, qu'il explique à la grande surprise de ses auditeurs.
Cette femme, douée d'une figure séduisante et d'une grande habilité, arrive dans une ville où elle trouve bientôt un homme désireux de l'épouser. Elle accepte les propositions, elle va jusqu'à l'extrême limite avant le dénouement; puis à ce moment elle s'enfuit avec les cadeaux de noce.
C'est ainsi qu'elle venait de partir avec la bourse déposée dans la corbeille de mariage par le matelot, et avec son anneau d'or.
Paul de Couder.
Journal du Dimanche, 8 mars 1857.
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