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mercredi 13 décembre 2017

Le terrible naufrage des quarante-cinq.

Le terrible naufrage des quarante-cinq.

Les naufrages ont été nombreux en ce printemps maussade. L'Océan a servi de tombeau à des centaines de malheureux, voyageurs et marins, partis plein de vie et de confiance et que leur famille ne reverront plus. La fréquence des naufrages rappelle le souvenir des naufragés du temps jadis: nuls ne supportèrent plus héroïquement la mauvaise fortune que les quarante-cinq marins de la Rochelle, dont on va lire la dramatique et pittoresque aventure.

L'aventure date de trois siècles et demi, mais de récents sinistres lui donnent un peu d'actualité: il semble que pour les pauvres nefs d'autrefois, si lourdement charpentées, si fragiles aussi, confiées à la garde de Dieu, la mer se montrait plus indulgente et plus pitoyable qu'à l'égard de nos majestueux paquebots d'à présent, insolents de sécurité et de luxe. Faire naufrage aujourd'hui est une catastrophe; jadis, c'était une péripétie, souvent plus pittoresque que tragique, parfois heureuse, ainsi qu'en témoigne l'Histoire véritable de certains voïages périlleux et hazardeux, publiée en 1599, par Louis de la Blachière.

Le navire coule!

Il y conte l'odyssée de quarante-cinq matelots de la Rochelle, qui, embarqués en mars 1556 sur une patache*, donna, une nuit, à pleine voiles contre une roche et s'éventra. La patache faisait partie d'une escadrille commandée par un capitaine nommé Mesmin, marin pratique mais peu sensible, attendu qu'au lieu de venir au secours du bateau en détresse, il prit aussitôt le large en attendant l'aube. Le jour se leva sur une scène lugubre: accrochées aux cordages, des grappes de naufragés pendaient aux flancs de l'épave dans une position affreuse. 


Le capitaine Mesmin abandonne lâchement le vaisseau en perdition avec ses naufragés.

Mesmin ne s'en émut pas; ses officiers, mandés en chambre de conseil, déclarèrent froidement qu'il restait trop peu de vivres pour le retour de tous en France; et la voile haute, l'escadrille s'éloigna.
Les pauvres abandonnés ne perdirent pas courage. Sur deux radeaux fabriqués de planches arrachées au navire, ils gagnèrent la Bermude; les radeaux abordèrent à sept lieues l'un de l'autre, de part et d'autre d'une rivière qu'il fallut franchir pour se réunir. L'île était inhabitée. De leurs chapeaux les matelots se firent des chaussures, car les épines blessaient leurs pieds. Ils n'avaient d'ailleurs pu sauver aucune provision et le sol de l'île ne produisait que des palmiers et des ronces. Le plus urgent était de se sécher, et groupés en bivouac, les naufragés, après bien des tentatives infructueuses, réussirent, dès la première nuit à allumer du feu.
Le bois ne manquait pas et la flamme bientôt fut vive et claire. Aussitôt, venus de tous les points de la forêt, des oiseaux, "gros comme des courlis", affolés par la nouveauté, fascinés par l'éclat du brasier, voltigent tout autour, s'y jettent, et tombent rôtis; les Robinson, stupéfaits de l'aubaine, n'ont que la peine de les manger, et ce repas manifestement descendu du ciel est délicieusement arrosé par la buée que la fraîcheur de la nuit, après une journée d'écrasante chaleur, dépose, comme en de larges coupes, sur les feuilles des palmiers centenaires.
Le lendemain, on s'installe. La plage fourmille de tortues et de coquillages; et le soir venu, il suffit de ranimer le feu pour renouveler la provision de gibier qui vient, de soi-même s'y plumer et s'y cuire. Si l'on ajoute à ces agréments que le climat de l'île est sain et agréable, on conçoit que ces pauvres paysans de France, jetés par la Providence dans cet Eden inespéré, aient pris goût à ce régime, qu'aux heures les plus ambitieuses, ils n'auraient osé rêver. Il ne faut pas croire que ce soit là une légende ni un conte de fée: l'aventure est parfaitement authentique. M. Charles de la Roncière lui a donné place dans son Histoire de la Marine française, actuellement en cours de publication et qui est bien le plus savant et le plus pittoresque de tous les récits des choses de mer.
Pourtant, si bien nourris qu'ils fussent, les Rochelais regrettaient leur maigre pitance de France et leurs campagnes de l'Aunis et du Poitou. Ils fabriquèrent une sorte de barque sur laquelle ils comptaient s'entasser au nombre de quarante-deux; trois des compagnons devaient rester dans l'île: le maître d'équipage, le pilote et un autre marin poitevin, condamnés à la relégation par leurs camarades, après un procès en règle, jugement, délibéré et verdict, prononcé à la pluralité des voix, pour avoir formé le complot de mettre la barque à l'eau et de partir seuls. Les autres arrimèrent l'embarcation, la chargèrent d'oiseaux rôtis, de tortues salées et d'une barrique d'eau.

Comment les Rochelais s'emparaient des navires.

Ils n'avaient pour armes que deux vieilles épées rouillées. Quelle que fût leur résolution, traverser l'Océan et rallier la France dans cette sorte d'arche et en pareil équipage, leur parut tout de même un peu trop téméraire; on gouverna donc sur les Antilles, à trois cents lieues de là.
Au bout de trois semaines, on est en vue de l'île de Mona. Non loin du rivage se balance une jolie caravelle d'une douzaine de tonneaux; les Rochelais, ivres de joie, poussent des cris, agitent les bras, entonnent un chant de triomphe. A la vue de ces sauvages velus, hurlants, presque nus, l'équipage de la caravelle, pris de peur, abandonne le navire, se sauve à terre; les Rochelais accostent l'embarcation déserte, s'y installent, appareillent sans perdre un instant et gagnent la pleine mer, mettant le cap sur Saint-Domingue. En rade de Monté-Christi, même aventure: en voyant s'approcher à pleines voiles ce bâtiment monté par une troupe de bandits à mines farouches, les matelots d'un navire portugais, chargé de sel, ne font pas meilleure contenance que leurs camarades de l'île de Mona; ils sautent à la mer et disparaissent, trop heureux d'en être quittes, la vie sauve, pour la perte de leur bateau.
Cette fois, les Rochelais étaient équipés de manière à risquer la traversée de l'Océan; mais il leur manquait un guide. La fortune qui jusque-là, avait tant fait pour eux, leur réservait de nouvelles faveurs: le pilote portugais, remis de sa frayeur, vint courageusement offrir "aux pirates" de racheter son bâtiment; on le retint à bord; de dépit, "il en prit un tel mal au coeur qu'il en pensa mourir", mais il se remit bientôt et consentit à conduire les Français jusqu'à la Rochelle. Pourtant, tout en tenant la barre et en commandant la manœuvre, il méditait, cherchant un moyen de se délivrer de ses indiscrets passagers et de rentrer en possession de son navire.

A l'abordage.

Le hasard le servit à souhait: en vue de l'île Leogane, il montre à ses geôliers un vaisseau espagnol de 160 tonneaux, bien équipé, il est vrai et armé en guerre. Mais les quarante-deux aventuriers n'étaient plus gens à reculer: leurs deux vieilles flamberges au vent, sous une grêle de boulets, ils montent à l'abordage, et quand ils sont sur le tillac, étrange phénomène! l'ennemi s'est évanoui sans attendre le corps à corps, les Espagnols se sont tous jetés aux chaloupes et ont pris le large. Les Rochelais abandonnent leur pilote, prennent possession du grand navire, et cinglent vers l'est. Leur traversée fut un peu longue, mais des plus heureuses. Deux ans après leur départ, alors qu'on les avait rayés du nombre des vivants, les naufragés des Bermudes rentraient triomphalement à la Rochelle, tous sains et saufs, et riches. Riches de leurs prises successives et de quelques opérations faites au cours du voyage. Ce n'était point-là de la piraterie; telles étaient alors les mœurs de la mer, et personne n'avait rien à reprendre d'une fortune si prodigieusement acquise.
Tandis qu'ils regagnaient leurs foyers et y retrouvaient "leurs veuves et leurs orphelins", ils apprirent une nouvelle qui mit le comble à leur satisfaction. Mesmin, le cynique Mesmin, ce capitaine qui les avait lâchement abandonnés, cramponnés à leur épave, Mesmin, par un juste retour,  avait essuyé une série de revers tout aussi miraculeux que leurs étonnantes aubaines: il avait perdu successivement son navire, puis un garde-côte portugais capturé devant Saint-Domingue, puis une vieille patache qu'il avait frétée à Lisbonne; enfin, il était parvenu à rentrer à Bordeaux sur une barque chargée de butin; mais l'ambassadeur de Portugal l'avait fait arrêter et réclamait de l'amirauté un châtiment exemplaire. Mesmin parvint à sauver sa tête; mais il était ruiné et discrédité à jamais. Bien des gens, de ce jour-là, crurent que la Fortune avait recouvré la vue... Trop d'autres ont établi depuis que ça n'avait été qu'une éclaircie momentanée.

                                                                                                                                    T. G.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 21 avril 1907.

*Nota de Célestin Mira:



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