Le buveur d'eaux.
De juin à la fin de septembre, vit ou plutôt végète le buveur d'eaux. C'est généralement un Parisien, qui a fait la noce et qui se retire pendant trois ou quatre semaines dans un "trou" situé au fond d'une montagne alpestre ou sur une cime pyrénéenne.
Indifférent à la nature qui, d'ailleurs, est monotone, le buveur d'eaux se lève à six heures pour aller à l'établissement prendre son verre gradué et le remplir à l'un des robinets, qui délivre la santé aux malades. Le buveur boit et va faire un tour de dix minutes pour revenir boire une nouvelle dose du bienfaisant liquide.
Et puis il en attend l'effet, en causant avec les autres buveurs. Les uns et les autres s'absorbent dans l'examen comparé de leurs intestin, foie, poumon, reins, vessie, etc., etc. Quand l'eau est purgative, il y a des intermittences dans la conversation. Souvent un interlocuteur disparaît quelques instants pour revenir bientôt, l’œil souriant, la mine satisfaite, et reprendre le dialogue resté en souffrance.
Le déjeuner du buveur est triste. Il est au régime. Les beaux fruits de l'été, il les mange en compote; les fraîches salades, il les contemple sans y toucher. Plus de café, plus de cognac. On se nourrit de la vue d'un glacier qui ne rappelle Imoda* que de bien loin.
Le buveur d'eaux se promène beaucoup. Ainsi l'ordonne la Faculté. On le rencontre dans les sentiers, marchant à pas lents et contemplant avec mélancolie l'éternel torrent qui roule sur les mêmes cailloux: "Torrent, tu es très beau! mais tu es bien embêtant", semble dire le regard du buveur, crétinisé par le sempiternel horizon des mêmes montagnes.
L'après-midi, le buveur boit encore, et ainsi de suite jusqu'au jour où la saison est finie. Il rentre à Paris, fortifié, récuré, guéri, sauvé, maigre s'il était gras, gras s'il était maigre, et comme il a soif de jouissances, il se fourre immédiatement une énorme biture de tout ce qui lui a manqué. Le résultat du traitement est immédiatement compromis.
Pour l'efficacité des eaux, il faudrait en boire pendant un mois et s'enfermer à la Trappe avec un régime sévère et frugal, pendant les onze autres mois de l'année. A ce prix-là, on pourrait compter sur une santé relative.
Le buveur d'eaux ne va jamais plus de trois ans de suite aux bains qu'il a choisis. Au bout de trois ans, il s'en dégoûte ou il est mort.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.
* Nota de célestin Mira.
La famille italienne Imoda acquit vers 1880, l'immeuble situé 3 rue Royale à Paris, anciennement propriété de duc de Richelieu, pour en faire un glacier. Le lieu devint ensuite un bistrot pour cocher de fiacre, pour devenir enfin un café-glacier au nom de Maxim's et Georg's. C'est aujourd'hui le célèbre restaurant Maxim's.
Restaurant Maxim's. |
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