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jeudi 28 décembre 2017

De faibles femmes contre cent-mille Cosaques.

De faibles femmes contre cent-mille Cosaques.


L'attention du monde entier vient d'être appelée sur les femmes révolutionnaires russes, grâce au retentissant procès de l'une d'elles, Mlle Tatania Leontieff. On sait que cette jeune fille fut condamnée par la cour d'assises de Thoune (Suisse) à quatre années de prison, pour avoir tué à coups de revolver un touriste français, M. Muller, qu'elle avait pris pour le ministre russe Dournovo, célèbre pour sa cruauté. L'article très documenté que voici renseignera nos lecteurs sur la vie et les idées de ces héroïnes de la Révolution russe, dont on pourra ne pas approuver les méthodes d'action, mais dont on se saura se défendre d'admirer le courage, la noblesse et le désintéressement absolu.

Déjà, sous le règne de Nicolas 1er, sur cent mille serfs révoltés, déportés en Sibérie, les femmes comptaient pour plus d'un tiers. En 1819, dans une rébellion à Tchougouev, c'étaient les femmes qui entraînaient les Cosaques mutinés. Vingt-neuf d'entre elles furent fustigées et pas une ne demanda grâce! Un Cosaque ayant été battu à mort, sa vieille mère amena devant le corps les petits enfants du supplicié et, en présence des généraux qui avaient ordonné le châtiment, elle leur dit:
"Enfants, apprenez de votre père comment on meurt pour le bien de la communauté!"
Les intellectuelles russes ne montrèrent pas moins d'héroïsme. M. Amfitéatrov raconte qu'il a connu le général qui fit subir à la célèbre nihiliste Sophie Pérovskaïa son interrogatoire. Ce militaire avait déjà jugé un millier de révolutionnaires et les regardait tous du haut de sa fonction de magistrat, avec un mépris qui frisait l'indifférence, comme on considère un reptile vaincu qu'on broie sous son talon.
Cependant, de Sophie Pérovskaïa, il parlait toujours avec respect.
M. Amfitéatrov voulut pénétrer la raison de cette déférence anormale. Le général hésita longtemps avant de répondre, mais il finit par se confesser.
- Cette femme, dit-il, nous a fait trop sentir son mépris. Les autres nous haïssaient, mais, elle, nous a montré un dédain écrasant.
Le courage de l'enthousiasme, conscient de la grandeur de sa cause et son mépris pour l'ennemi n'ont pas abandonné Sophie Pérovskaïa, même devant la potence. D'ordinaire, les suppliciés, quel que soit leur courage en présence de la mort, quand ils arrivent devant l'échafaud pâlissent. Sophie Pérovskaïa devant l'instrument de supplice, rougit, comme la fiancée qui monte à l'autel; souriante et vermeille, elle offrit son cou au nœud homicide:

Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenés,
Tu semblais t'avancer sur le char d'Hyménée.

Elle mourut sans faillir un instant.




En 1874, le comte de Pahlen, ministre de la justice, fit un rapport sur le mouvement révolutionnaire et déclara que le succès de la propagande révolutionnaire provenait surtout du grand nombre de jeunes filles et de jeunes femmes qui se joignaient aux nihilistes. Sur vingt-trois groupes de révolutionnaires, cités par le ministre, six avaient des femmes pour leaders: Mmes Lechern von Herzfeld, Soubbotina, Zvetkova, Andréeva, Kolesnikova et Bréchkovskaïa.
Le ministre Pahlen citait avec effroi des familles qu'on pouvait considérer comme des piliers de la monarchie et dont tous les membres féminins étaient révolutionnaires. "Ainsi, se lamentait le ministre, la femme du colonel des gendarmes d'Orenbourg, Mme Golooucheva, non seulement n'empêchait pas son fils de participer au mouvement révolutionnaire, mais l'y encourageait et lui donnait des conseils. Une riche propriétaire du gouvernement de Koursk, Mme Sophie Soubbotina, non-seulement ne se contenta pas de faire elle-même la propagande révolutionnaire au milieu des paysans, mais entraîna dans le mouvement ses trois filles et sa pupille, Mlle Cholitov.

Les filles du ministre.

Des filles de généraux, Mlles Nathalie Aronfeld, Varvara Bationéhkova, Sophie Pérovskaïa, Sophie Lechern et beaucoup d'autres, ont quitté leurs familles et sont allées vivre au milieu du peuple, partageant ses travaux, dormant avec les moujiks, leurs camarades de travail, et, non seulement elles n'étaient point blâmées par leurs parents, mais trouvaient auprès d'eux approbation et sympathie.
Sur 778 révolutionnaires que le ministre Pahlen fit arrêter dans 37 gouvernements, il y avait 158 femmes. La vie de ces révolutionnaires, tant qu'elles étaient en Russie, se partageait entre la prison et la propagande. Lorsqu'elles ne sont pas incarcérées, elles font de l'agitation révolutionnaire; quand elles ne font pas de propagande, elles sont sous les verrous.
La biographie de Sophie Pérovskaïa est un roman fantastique, avec ses multiples arrestations, ses évasions, ses travestissements imprévus, ses travaux d'ingénieur dans les souterrains et ses apparitions subites aux points les plus opposés de la Russie! Cette histoire est celle de la plupart des femmes révolutionnaires russes. Leur ardeur dans la lutte pour la liberté et la souplesse qu'elles apportent dans la poursuite de leur idéal les rendent insaisissables et invincibles.
Le nihiliste Hartmann et ses compagnons avaient décidé de ne pas permettre qu'on perquisitionnât chez eux et, pour s'y soustraire, de faire sauter la maison au moment où les gendarmes y pénétreraient. Mais qui aura le courage d'allumer la mèche qui entraînera le suicide de tous les conjurés? D'un commun accord, l'on choisit Sophie Lechern pour cet office.
Sauvée, Sophie Lechern fut condamnée à mort, mais, au dernier moment, sa peine fut commuée en travaux forcés. Lorsqu'elle apprit que sa vie était épargnée, elle éclata en sanglots et demanda comment il se faisait qu'on ne la jugeait pas digne de partager le sort de ses compagnons Bradner, Antonov et Ossinski.

Plus forte que les hommes.

Les hommes, quelquefois, se sentaient las, changeaient d'opinion, réclamaient du repos ou capitulaient pour obtenir l'amnistie. Parmi les révolutionnaires femmes, le nombre de celles qui se sont rendues est si faible qu'on n'a même pas retenu leurs noms. Le fameux comité exécutif qui, en 1879, avait résolu la mort d'Alexandre II se composait d'hommes et de femmes, mais toutes ces dernières restèrent fidèles au programme jusqu'à le fin de leur vie, tandis que du côté masculin, il s'en trouva un, Léon Tikhomirow, qui demanda à rentrer en grâce, devint l'ennemi acharné de ses anciens frères d'armes et, jusqu'à ses derniers jours, fut dans la presse l'un des plus fermes soutiens de Pobedonostzev.
Parmi les femmes, cela se passe autrement; lorsque Mlle Koutitonskaïa s'est évadée du bagne sibérien, ce ne fut pas pour jouir de la liberté, mais bien pour aller frapper le général gouverneur Kiachevitch qui l'avait, avec d'autres femmes, fait fouetter quand elles étaient en prison.
Lorsqu'une femme révolutionnaire se sentait lasse de combattre, à bout de forces,  elle cherchait le repos dans la tombe. Le nombre de suicidées est considérable. En se vouant à la Révolution, la femme russe savait qu'elle marchait au devant de la mort prompte et inévitable, soit par la potence ou le bagne, soit par le suicide. Rien qu'en 1885 se sont donné la mort: à Genève, Mlle Sophie Bordina; à Berne, Mlle Eugénie Zavadskaïa; à Krasnoiarsk, Mlle Kolotilova; à Ieni-seisk, Mlle Lydie Klein.
Cette certitude de la mort prochaine n'arrêtait personne. Les places laissées vacantes se comblaient aussitôt, la sœur cadette succédait à l'aînée. Les annales de la Révolution russe enregistrent des dynasties de femmes révolutionnaires.
Enfin, c'est Sophie Bardina qui, la première, il y a un quart de siècle, a prédit à ses juges l'avènement de la Constitution: "Le jour viendra où notre société paresseuse et somnolente se réveillera, et alors elle aura honte d'avoir permis si longtemps qu'on lui arrache ses sœurs et ses filles et qu'on les tue parce qu'elles confessent des idées de liberté!... Poursuivez-nous, messieurs, vous avez la force matérielle, mais nous nous avons la force morale, la force du progrès historique, la force de l'idée... Et les idées ne peuvent être transpercées par les baïonnettes!..."

                                                                                                                   Michel Delines.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 mai 1907.

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