Grandeur et décadence du roi des Dandys.
Mrs Steale possédait, vers 1795, à l'entrée de Green-Park de Londres, une laiterie modèle, sorte de Petit-Trianon d'outre-mer. Les fashionables de la ville y venaient en parties rustiques, friands de sensations saines. Un jour que le prince de Galles, en compagnie de la belle marquise de Salisbury, regardait là traire les vaches par des laitières en cottes de satin, il aperçut un jeune homme d'une irréprochable tenue et qui, depuis deux jours, était sorti de l'université d'Oxford. Le prince s'informa du nom de ce débutant: celui-ci s'appelait George Brummel: c'était le petit fils d'un confiseur de Bury street; son père, ancien secrétaire de lord North, avait amassé une respectable fortune, dont pour sa part le jeune George avait recueilli 750.000 francs, qu'il dépensait sans compter, en achats et vêtements de linge fin, de cravates, de chapeaux et de gants.
Jeunes gens, soyez élégants.
Le prince de Galles aimait à se considérer comme "le premier gentleman de l'Europe"; sa toilette coûtait 250.000 francs par an; il possédait cinq cents porte-monnaie; c'était d'ailleurs, à en croire Granville, "le plus misérable, lâche et égoïste chien" qui ait jamais été appelé à porter la couronne; et de fait, si l'on se borne à considérer la conduite qu'il tint à l'égard de sa femme, la malheureuse Caroline de Brunswick, ses qualités de coeur semblent discutables. Mais il se piquait d'être connaisseur en élégance, et celle du jeune Brummel le frappa. Jamais l'Altesse n'avait rencontré si impeccable cravate, pardessus plus seyant, escarpins plus effilés et gants mieux moulés; tout de suite il se sentit pris d'affection pour ce garçon si bien nippé, et le petit fils du confiseur, en trois jours, devint son inséparable.
Ce fut la fable de Londres, et Brummel aussitôt fut à la mode. Il porta superbement son triomphe; sa vanité paradoxale le lui faisait considérer comme chose due; il avait le geste rare, une froideur de haut style, de grands airs lassés, une jolie taille, une figure assez piquante, le menton haut, le nez pointu et, dans les yeux, cette fatuité dédaigneuse qui convient à un jeune macarony* célèbre. Il n'avait d'ailleurs qu'une idée, qu'un désir: être bien mis, et il y réussissait miraculeusement sans excentricité avec une "modération passionnée": jamais une coupe trop hardie ni une couleur criarde; le moindre détail de sa tenue prenait de l'harmonie générale, une importance savoureuse. il portait invariablement "un habit bleu à boutons unis, un gilet blanc et un pantalon noir parfaitement juste, boutonnant sur le coup de pied, des bas de soie rayés et un chapeau "à claque"; un seul bijou: une mince chaîne de montre, et du linge magnifique "blanchi à la campagne". Il ne lui fallait pas beaucoup plus de deux heures pour mener à bien les rites de son ajustement, auquel le prince de Galles, son rival et son admirateur, venait souvent assister. Le nœud de la cravate était en quelque sorte la fleur et le prodige de sa toilette; il avait remplacé les lâches et molles mousselines que l'on portait avant lui par un tissu légèrement empesé; le col fixé à sa chemise était si grand qu'avant qu'il fut replié, il cachait complètement sa tête et sa figure, et la cravate blanche avait au moins un pied de haut. Brummel commençait par replier ce col à la mesure convenable; puis, debout devant une glace, par une pression douce et graduelle de la mâchoire inférieure, il rabaissait la cravate à des dimensions raisonnables, la forme de chaque pli successif étant donnée par la chemise qu'il venait de rabattre. Le pauvre homme ne réussissait pas invariablement un tel chef-d'oeuvre. Souvent, un monceau de blancs tissus froissés encombrait son cabinet: "Que voulez-vous? Ce sont nos erreurs!" disait-il.
Tel était l'homme que ses contemporains comparaient à Bonaparte et à Byron!... Un de ses mots lui coûta gros. A souper, certain soir, le vin manquait; l'homme aux cravates interpella le prince de Galles: "George, dit-il, sonnez donc." George sonna: mais il était dans un de ses mauvais jours, et fit jeter l'insolent à la porte.
Pour la dernière fois, Brummel regagna, dans sa chaise à porteurs doublée de satin blanc, munie d'un tapis de fourrure blanche, son écrin, l'appartement qu'il s'était meublé avec tant de soin et d'amour. Chesterfield Street, n°4; et le lendemain il partait pour Calais, où il s'installa, bien résolu à priver de sa précieuse présence son ingrate patrie et persuadé que Londres ne pourrait se passer de lui.
Le prince de Galles fait jeter à la porte son impertinent ami Brummel. |
Pour la dernière fois, Brummel regagna, dans sa chaise à porteurs doublée de satin blanc, munie d'un tapis de fourrure blanche, son écrin, l'appartement qu'il s'était meublé avec tant de soin et d'amour. Chesterfield Street, n°4; et le lendemain il partait pour Calais, où il s'installa, bien résolu à priver de sa précieuse présence son ingrate patrie et persuadé que Londres ne pourrait se passer de lui.
D'ailleurs, il était ruiné. Il avait en dix ans, acheté pour près d'un million de cravates, de pantalons, de redingotes... A Calais, il vivait d'emprunt soutirés aux Anglais riches débarquant sur le continent. Il ne faisait rien, se levait à neuf heures, déjeunait, lisait le Morning Chronicle; à midi, il commençait sa toilette qui durait deux heures; puis il tenait "son lever", comme M. de Talleyrand. A quatre heures, il allait se promener dans la rue Royale, comme il faisait à Saint-James Street. A cinq heures, il rentrait s'habiller pour dîner, et il dînait bien.
Non seulement il était sans ressources, mais il avait des dettes; la vente de son mobilier, annoncée à grand fracas, produisit une somme énorme aussitôt absorbée par les créanciers. Un ancien ami, devenu ministre, s'apitoya. Brummel fut nommé consul d'Angleterre à Caen. L'emploi rapportait annuellement dix mille francs; mais l'ancien beau fut obligé d'engager les quatre cinquièmes de son traitement. Tout compte fait, il quitta Calais, il lui restait pour vivre 2.000 francs par an. Par bravade, pour s'étonner soi-même, il acheta en traversant Paris une tabatière de 2.500 francs; enfin, le 5 octobre 1830, il entrait à Caen dans une chaise à quatre chevaux, qui le déposa à l'hôtel de la Victoire, le meilleur de la ville, où il demanda le plus bel appartement et se fit servir le plus fin dîner. Il jugea le tout détestable et déclara qu'il ne retournerait pas longtemps en pareille gargote. En effet, huit jours plus tard, il louait un vaste appartement dans l'hôtel de Mme de Guernon de Saint Ursin, rue des Carmes.
Il y a quelques dix ans, M. le comte de Contades fit à la séance publique des antiquaires de Normandie, une précieuse communication sur le séjour de Brummel à Caen. Il en avait, évidemment, puisé les éléments auprès des témoins survivants; car le snob avait laissé, en Normandie, un souvenir semblable à une légende.
Comment finit l'ami du roi.
Bien des gens se rappelaient l'avoir vu passer, portant un surtout marron, un gilet de cachemire à palmes, un pantalon de nuance foncée tiré sur des bottes très pointues; le chapeau légèrement incliné sur le côté, le corps un peu penché, le nœud de cravate se mirant dans le vernis de ses chaussures, il sortait de chez lui, marchant sur la pointe des pieds, tenant à la main un parapluie dont le manche sculpté figurait la tête de George IV, son ancien ami, le prince de Galles, devenu roi.
En sa qualité de consul d'Angleterre, il faisait encore, dans la capitale du Calvados, certaine figure: mais bientôt son emploi lui fut retiré et, du jour au lendemain, Brummel se vit sans un écu, en proie à de nombreux créanciers. Il vendit ses flacons de toilette, ses beaux flacons d'argent, cassolettes jadis des essences préférées; ses vêtements bientôt ne furent plus que "haillons de haute coupe"; un petit tailleur de Caen, mû d'une compassion touchante, les réparait gratuitement avec une sorte de respect pour cette lamentable et glorieuse défroque; le petit fils du confiseur de Bury Street n'avait gardé, de son luxe d'autrefois, qu'une passion irrésistible pour les friandises: chaque après-midi, il se rendait chez un pâtissier, M. Madeleine, et là, prenait, à droite, à gauche, avec une goinfrerie féline, des dragées et des biscotins. Un matin, comme sa blanchisseuse, non payée, réclamait vertement, le dandy arracha silencieusement sa cravate, laissa tomber sur le sol, en un geste d'abdication, le flot de mousseline jaunie et noua à la diable autour de son cou, un chiffon d'étoffe noire...
Ce fut la fin: quelques jours plus tard, un huissier et deux gendarmes le conduisait à la prison pour dettes. Quand on apprit la chose, à Londres, il y eut tout de même un peu d'émotion: le duc de Beaufort et lord Alvanley accordèrent leur patronage à une souscription dont le montant permit de désintéresser les créanciers du détenu qui recouvra sa liberté; mais il n'était plus que le spectre du Brummel d'autrefois.
Il se logea à l'hôtel d'Angleterre, dans une petite chambre du troisième étage; sa mémoire s'était engourdie et n'avait plus que d'étranges rappels. Il marchait d'un air égaré et ne reprenait un peu d'entrain qu'à table; un jour une étrangère "d'une distinction suprême" se présenta chez Fichet, le maître de l'hôtel d'Angleterre, et demanda si M. Brummel habitait là, sur la réponse affirmative, elle prit une chambre, ouvrant sur l'escalier "pour le voir passer".
Bientôt l'ex-fashionnable parut, la mine idiote et congestionnée, se hâtant gloutonnement vers la salle à manger et descendit l'escalier sans tourner la tête; quand l'hôtelier revint à la chambre de l'inconnue, il la trouva étendue sur le sol le visage baigné de larmes... Qui était-elle? On ne le sut jamais: l'une de ces reines sans doute de Carlton-House ou d'Almack, qui avaient jadis cherché une petite flamme d'amour dans ces yeux aujourd'hui atones et demi-morts.
Son seul plaisir, à lui, sa folie, consistait à allumer quatre bougies dans sa pauvre chambre d'hôtel, puis il rangeait ses chaises contre les murailles, et ouvrait toute grande sa porte numérotée... Alors, il annonçait à haute voix: "- Son Altesse Royale le prince de Galles!... Lady Conyngham!... Lord Yarmouth!... Lady Jersey!... Sa Grâce la duchesse de Devonshire!... Ah! chère duchesse, quelle bonté d'être venue sur une invitation aussi tardive..." Puis, le maniaque reprenait:" - Lord Alvanley!... Lady Worcester!..."
Et, quand il s'imaginait toute la noblesse d'Angleterre réunie dans sa mansarde; le pauvre vieillard annonçait, solennellement, comme avec effroi: - "Sir George Brummel!" Et il retombait sanglotant, rejeté dans sa honte et dans sa misère par l'évocation de sa triomphante jeunesse...
Il mourut à l'hospice des fous le 24 mars 1840.
T. G.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 avril 1907.
Une ancienne admiratrice de Brummel reste stupéfaite à la vue de sa décrépitude. |
Bientôt l'ex-fashionnable parut, la mine idiote et congestionnée, se hâtant gloutonnement vers la salle à manger et descendit l'escalier sans tourner la tête; quand l'hôtelier revint à la chambre de l'inconnue, il la trouva étendue sur le sol le visage baigné de larmes... Qui était-elle? On ne le sut jamais: l'une de ces reines sans doute de Carlton-House ou d'Almack, qui avaient jadis cherché une petite flamme d'amour dans ces yeux aujourd'hui atones et demi-morts.
Son seul plaisir, à lui, sa folie, consistait à allumer quatre bougies dans sa pauvre chambre d'hôtel, puis il rangeait ses chaises contre les murailles, et ouvrait toute grande sa porte numérotée... Alors, il annonçait à haute voix: "- Son Altesse Royale le prince de Galles!... Lady Conyngham!... Lord Yarmouth!... Lady Jersey!... Sa Grâce la duchesse de Devonshire!... Ah! chère duchesse, quelle bonté d'être venue sur une invitation aussi tardive..." Puis, le maniaque reprenait:" - Lord Alvanley!... Lady Worcester!..."
Brummel range autour de sa chambre ses chaises vides et évoque les grands personnages qu'il a connus en sa jeunesse riche et adulée. |
Et, quand il s'imaginait toute la noblesse d'Angleterre réunie dans sa mansarde; le pauvre vieillard annonçait, solennellement, comme avec effroi: - "Sir George Brummel!" Et il retombait sanglotant, rejeté dans sa honte et dans sa misère par l'évocation de sa triomphante jeunesse...
Il mourut à l'hospice des fous le 24 mars 1840.
T. G.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 avril 1907.
* Nota de Célestin Mira: Le "club des macarony", à Londres, créé vers 1770, réunissait des jeunes gens qui s'habillaient de façon excentriques.
Macarony-fashion.
Welladay! Is this my son Tom? |
Beau Brummell.
Caricature de l'époque
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