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lundi 4 décembre 2017

Soldats d'autrefois.

Soldats d'autrefois.


Les soldats d'aujourd'hui ne ressemblent guère aux soldats d'autrefois: les mœurs ont changé, la caserne n'est plus la même. Il ne faut d'ailleurs pas trop s'en plaindre.
Il est à propos d'établir un parallèle entre l'armée moderne et la vieille armée, de suivre ses transformations à travers les siècles.
Nous sommes aujourd'hui au dernier terme de l'évolution du service militaire, au terme de l'égalité aussi parfaite que possible de tous les citoyens d'une même patrie devant le noble impôt du sang.
On ne peut plus prévoir que des modifications de durée dans le service personnel ou de suppression absolue au jour si lointain où, d'un consentement unanime des nations, s'élèvera à La Haye le temple de la Paix universelle.
Mais que d'étapes dans notre vie militaire, pour en arriver au principe démocratique du service personnel obligatoire et égal, tel que le réalise la loi de 1905, - que d'étapes depuis l'époque sans remonter plus haut que la fin du XVe siècle, où, sous Charles VIII, l'armée française fut "chose nouvelle et de grande épouvante" à l'Italie par son impétuosité, sa "furia": la chose et le mot datent de là!
Beaucoup de ces soldats n'avaient pourtant de français que le nom et les étendards fleurdelisés. C'étaient de véritables esclaves vendus comme les gladiateurs romains aux enchères du marché, des prisonniers de guerre, des bandits en rupture de ban, des criminels aux abois, des meurt-de-faim.
Des bandes entières de reîtres allemands ou lansquenets suisses se louaient aussi au plus offrant, aujourd'hui d'un parti, le lendemain de l'autre.
Jusqu'à Louvois, ce régime mercenaire dura ouvertement; il fut réprimé par des ordonnances royales, mais, comme le trafic rapportait gros, les marchands d'hommes continuaient clandestinement leur métier; il suffisait d'intéresser à leurs affaires quelque grand seigneur ou, en y mettant le prix, la police elle-même. Ils fournissaient aux officiers ces passe-volants que, les jours d'inspection des contrôleurs, ils faisaient figurer dans le rang pour compléter leurs compagnies au chiffre du tableau de solde.
Toujours traqués, les marchands d'hommes trouvèrent le moyen de subsister, même au temps révolutionnaire des levées en masse, et ils firent surtout florès sous la période corrompue du Directoire.
Avec le Consulat cessa le scandale, sinon le trafic, et, sous l'Empire, Napoléon, s'il ne supprima pas le remplacement, tint cependant la main à ce que l'honorabilité de l'armée ne fût pas atteinte. A cette époque, il y avait tirage au sort avec bons et mauvais numéros, mais, sous peine de transportation à la Guyane, ceux-là seuls étaient admis comme remplaçants qui n'étaient ni réfractaires ni insoumis. Aussi le prix du remplacement était-il très élevé et il n'y avait que les gens très riches qui pouvaient exempter leurs enfants du service personnel, surtout vers la fin de l'Empire où la guerre n'avait plus assez de conscrits à donner. Il n'était pas rare que le jeune homme fortuné fût obligé de se faire remplacer plusieurs fois et il arriva même qu'il dut, malgré cela, marcher enfin de sa personne.
Ce contingent des exemptés, levés en 1804, à un nom dans l'histoire militaire de l'Empire et se signala héroïquement pendant la campagne de France. On appelait ces soldats improvisés les "Marie-Louise", du nom de l'impératrice qui avait signé à Paris le décret de leur mobilisation.
Tout en marchant, ils apprenaient, des vieux cadres, des hommes de bronze qui avaient conquis l'Europe en chantant, cette abnégation, cette insouciance qui constituent les meilleures qualités militaires. Jetés dans la fournaise des batailles quinze jours après leur incorporation, c'étaient pourtant des Marie-Louise, ces cuirassiers qui, sachant à peine se tenir à cheval, enfonçaient cinq escadrons et sabraient avec fureur à Valjouan, ces chasseurs dont le général Delort disait, au moment d'aborder l'ennemi, que l'empereur avait perdu la tête à vouloir le faire charger avec des cavaliers pareils. Et cependant ces cavaliers novices traversaient Montereau comme une trombe et mettaient en débandade les vieux bataillons autrichiens massés dans les rues.
Au maréchal Marmont, qui le voyait rester fixe sous un feu meurtrier, indifférent à la musique des balles, un autre Marie-Louise répondait ce mot épique: "Je tirerais aussi bien qu'un autre, mais je ne sais pas charger mon fusil."
Des Marie-Louise encore, les conscrits du 28e de ligne qui, un contre quatre, au combat de Bar-sur-Aube, se maintinrent dans la position de Lévigny sans autre arme que la baïonnette, et aussi les voltigeurs du 14e régiment de la Jeune Garde qui, à Craonne, défendirent la crête du plateau pendant trois heures, sans canon, contre les batteries prussiennes qui en fauchèrent 650 sur 920!
A la chute de l'Empire, avec le retour des Bourbons, le sentiment national, qui ne datait bien que de la Révolution, perdit de sa vivacité. Ce n'était plus le pays que l'on servait, mais le roi, et il y eut des régiments suisses, comme il y en avait eu, en même temps que des allemands, sous l'ancien régime.
Même sentiment militaire sous Louis-Philippe, hors que les étrangers ne sont plus appelés à servir que dans cette Légion d'Afrique qui a fait depuis merveille sur tant de champ de bataille.
Avec le Second Empire, l'Etat se fait lui-même marchand d'hommes, mais tout l'argent touché à ce chef ne sert pas à fournir des remplaçants, aussi y-a-t-il des vides dans les contrôles, et d'ailleurs les "cochons vendus" rengagés laissent beaucoup à désirer à tous égards, au point de vue de la condition comme à celui de la tempérance.
La République imposa le service personnel obligatoire, mais avec les dépenses multiples et le privilège du volontariat d'un an. L'idée démocratique a eu raison de ce régime d'exceptions et il ne reste plus, avec la loi nouvelle, aucun vestige de faveur et d'inégalité. Tout français valide ira désormais de sa peau, comme on dit à la caserne et ailleurs, et se fera au besoin tuer pour son propre compte.

                                                                                                                 Noël Marty

Le Magasin pittoresque, 1er janvier 1913.

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