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mercredi 27 décembre 2017

Comment on fait une agression nocturne.

Comment on fait une agression nocturne.


Les journalistes ont peut-être le travers de regarder avec un verre grossissant la moindre rixe et d'en faire une dramatique attaque nocturne. Mais la faute première en est au lecteur qui veut son "frisson quotidien".
Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait point d'attaques nocturnes, mais bien qu'elles sont plus rares qu'on ne le croit d'ordinaire et qu'en somme Paris n'est pas, à certaines heures, le pays où règnent en maître MM. les Apaches.
Les malfaiteurs se résument en trois classes: ceux qui marchent, ceux qui montent et ceux qui butent ou qui marchent à la dure.
Les premiers sont les voleurs qui circulent à la recherche d'un coup à faire, d'un objet à voler à un étalage ou dans une voiture; les seconds sont les cambrioleurs et enfin les derniers, ceux qui pratiquent parfois l'attaque nocturne.
Jadis on arrêtait le passant attardé et on lui demandait: "La bourse ou la vie!". Messieurs les Apaches ont dû renoncer à ces coutumes Régence qui, à une époque de sports à outrance et d'armes perfectionnés, ne sont plus pratiques.
La science de l'agression s'est perfectionnée comme toutes les autres sciences, et là, aussi bien qu'en mécanique, on a cherché à obtenir le maximum de rendement avec le minimum d'efforts. On y a réussi.
Malgré tout le rôdeur ne marche pas à la dure que lorsqu'il ne peut pas faire autrement, lorsqu'il est fauché, qu'il est sans un sou, c'est à dire lorsqu'une agression nocturne est la seule ressource qui lui reste pour se procurer ce qu'il appelle pittoresquement la croûte.


Un coup classique.

Plusieurs Apaches, avec lesquels je suis en excellents termes, un journaliste doit avoir des amis partout, m'ont donné sur la manière d'opérer, des renseignements d'autant plus précis, qu'ils avaient marché à la dure.
Pour aller faire un tour au serrage, lisez à l'attaque nocturne, il faut être sûr, d'abord d'avoir avec soi deux compagnons qui auront du sang (qui auront du courage). L'un d'eux prêtera la main à l'agression même, tandis que l'autre fera le gaffe (le guet).
Un coup classique, c'est le coup de la discussion, facilement plaçable à un ouvrier un peu brindezingue (ivre). On se tient tous les trois sur le bord du trottoir, et quand l'ivrogne passe, on lui adresse une réflexion désagréable, telle que: "Il a une sale tête, ce coco-là!". L'interpellé se rebiffe. On s'injurie, et l'un des rôdeurs s'avance menaçant, en disant:
- Je vais t'en mettre (je vais cogner). Pendant que l'ouvrier fait loyalement face à son agresseur, le second rôdeur passe derrière lui et lui porte le coup du Père François. A l'origine, le coup du Père François se pratiquait à l'aide d'un mouchoir dont l'assaillant tenait les deux extrémités, qu'il jetait autour du coup de sa victime et dont il se servait pour l'enlever de terre en la jetant sur son épaule à demi étranglé. Aujourd'hui, toujours le progrès, on a perfectionné et c'est le bras droit que le rôdeur passe brusquement au cou de l'attaqué, et à l'aide duquel il l'enlève de terre en se rejetant brutalement en arrière, tandis que sa main gauche venant saisir sa main droite, lui permet de serrer à volonté ce redoutable collier de force.
Si la pante va aux cris (se met à crier), fait du Renaud (se débat, résiste), on l'étrangle à moitié.
Ainsi tenu, on est à l'entière merci du second complice, le troisième faisant le guet, qui explore soigneusement les poches. L'opération est rapide; dès qu'elle est terminée, celui qui vous tient vous lâche en vous portant, dans le dos, un coup de genou, qui vous jette à terre assommé et évanouit un bon moment, généralement jusqu'à l'arrivée des agents qui vous relèvent longtemps après que la silhouette de vos agresseurs a disparu au loin dans la pénombre des rues mal éclairées, vers un endroit propice au partage des dépouilles. Le coup du Père François se porte encore facilement au passant attardé qui longe, aux heures solitaires de la nuit, les maisons dans l'encoignure desquelles peut se cacher un ou des agresseurs prompts à s'élancer, ou au promeneur distrait qui, la nuit passe par insouciance, ou par fanfaronnade auprès ou même au milieu d'un groupe de gens qui ont l'air de causer tranquillement de leurs petites affaires sous la douce lumière des réverbères, mais qui, en réalité, cherchent l'occasion d'un mauvais coup à faire.
Une fois saisi par le coup du Père François, comme je l'ai indiqué plus haut, l'homme le plus robuste est à la merci de ses adversaires, et les professionnels de l'attaque nocturne portent, avec une sûreté et une célérité merveilleuse, ce coup redoutable.

Vengeance de rôdeurs.

Il y a quelques années, lorsque les journaux étaient tous remplis des faits et gestes de Romain Daurignac et de ses aventures dans l'Argentine, les rôdeurs avaient innové un coup nouveau abandonné depuis et qu'ils appelaient le coup à la Romain Daurignac. Il consistait à étrangler la victime à l'aide d'une longue corde dont ils usaient, comme un gaucho argentin se sert du lazo.
Ce fut une mode de courte durée.
Lorsque le pante a été dévalisé, que fait le rôdeur? Il y a deux écoles.
L'une veut qu'on arrange (tue) toujours la victime pour être sûr de son silence. Le moyen semble efficace, en effet, mais il y a une autre école qui conseille exactement le contraire et, ma foi, il faut reconnaître que sa modération est doublement louable puisqu'elle épargne la victime et met l'agresseur à l'abri d'une condamnation qui peut être fort grave surtout s'il y a eu mort d'homme.
Cependant, à quelque école des deux qu'ils appartiennent, les rôdeurs arrangent souvent la victime dans les poches de laquelle ils n'ont pas trouvé la forte somme. Il est sinistre d'entendre dans le demi-évanouissement de la strangulation:
- Ah! mince! Il est bridé (il a une chaîne), c'est du toc (c'est du faux), il a pas de bob (montre). (Avec les rôdeurs, il ne faut pas être poseur et porteur d'une chaîne en doublé, veuve de sa montre!)
Ou bien:
- Pas un flèche! (sou).
Car ces phrases sont presque toujours suivies de celle-ci:
-Arrange-le.
Les représailles sont terribles: on vous jette à terre et on vous broie la figure à coups de talons de botte ou encore:

Pour faire voir qu'on a les lourdes
On chope l'gonce par les esgourdes
On l'sonne sur l'bord du trottoir
Pas sur l'pavé de bois, ça s'enfonce!

comme à chanté Bruant jadis*





L'apache, furieux de n'avoir pas trouvé la forte somme sur sa victime, lui écrase la tête à coups de botte. 

C'est l'horreur du sonnage, le rôdeur vous saisit la tête par les oreilles et vous brise le crâne sur le granit du trottoir. c'est épouvantable, paraît-il, car on en réchappe!
Parfois, c'est à l'aide de l'os de mouton, cette arme terrible des Apaches**, que celui qui vient de vous fouiller sans succès, vous broie la face, tandis que son complice vous maintient dans l'étau de son bras.


Ceux qu'on n'attaque pas.

Parfois une attaque nocturne est fructueuse. On est tombé sur le bath (beau). On a fait le beau coup. Le pante est plein aux as! (il est cousu d'or et de billets). Alors les rôdeurs se montrent plein de mansuétude pour la victime, surtout si elle n'a pas crié, et ils se contentent de... l'assommer!
En somme, il y a dans l'attaque nocturne beaucoup de bonne volonté, si j'ose dire, de la part de la victime qui, dans une très large mesure, facilite le travail à ses agresseurs.
L'homme qui ne se trouverait jamais en état d'ébriété dans la rue, la nuit, qui ne tomberait pas dans le piège grossier de la discussion nocturne avec des inconnus, dans un endroit désert; qui, la nuit passerait toujours prudemment au milieu de la chaussée, éviterait les groupes noctambules, celui-là, quel que fut le quartier qu'il habitât et quelle que soit l'heure avancée à laquelle son travail l'obligeât à rentrer, pourrait être à peu près sûr de n'être jamais attaqué.
Un rôdeur me disait:
"On ne se jette pas du trottoir sur la chaussée, à distance, à l'attaque d'un passant, fut-il seul et dans un quartier désert, quand ce passant fait attention à ne pas se laisser surprendre. On ne sait jamais à qui on a affaire.
"L'homme peut être un boxeur qui assommera deux ou trois hommes facilement; il peut être doué d'une force herculéenne; il peut être armé d'un revolver qui mettra hors de combat ses assaillants et amènera les agents, il peut s'enfuir, crier.
"Une agression dans ces conditions ça ne vaudrait pas les risques."
Il est sage, je pense, de croire cet homme qui "travaillait" dans la partie.
En résumé, quand vous traversez tard une rue déserte: marchez au milieu de la chaussée, ne répondez pas aux interpellations d'individus stationnant sur les trottoirs, boutonnez votre veston pour dissimulez votre chaîne de montre. Vous ne serez pas attaqué.

                                                                                                                         Henri Christian.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 12 mai 1907.


 Nota de Célestin Mira: 

*Une autre chanson d'Aristide Bruant: Dans la rue:





** Os de mouton:

Os de mouton: Préfecture de police, 1881.

"On les trouve porteurs d'un véritable arsenal: couteaux à crans d'arrêt; poignards formés d'une lame de fleuret, d'un tiers-point aiguisé, stylets italiens, coup-de-poing américain, casse-tête, assommoir en caoutchouc, os de mouton, revolver ou rigolos". Les plaies sociales: la pègre, 1912. (www.languefrançaise.net)

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