La pipe.
Pour beaucoup la pipe est mieux qu'un objet familier et qu'une distraction: c'est une compagne dans la solitude, une amie fidèle, une consolatrice. Peut-être vaudrait-il mieux s'abstenir de fumer, mais les hommes ont cherché de tout temps des diversions à leurs ennuis, à leurs soucis et à leurs peines. La pipe, qui nous enveloppe d'un voile de fumée, semble estomper les aspérités de la vie. Une bonne pipe, disent les fumeurs, chasse les idées noires, donne du courage, rend patient et indulgent.
Histoire de la pipe.
Il semble que l'homme a toujours fumé tant c'est un usage répandu sur le globe. On a retrouvé à Toul et dans le camp romain de Châlons des pipes romaines en fer telles que celle que nous reproduisons dans la planche ci-dessous. Et on peut voir dans les collections du Louvre des pipes en bronze qui nous viennent aussi des Romains.
"Bien antérieures aux pipes romaines, nous dit M. Oscar de Watteville, sont les pipes en fer trouvées par M. Quiqures dans les forges préhistoriques du Jura bernois." Ces pipes contemporaine de l'époque du renne, sont identiques aux pipes des Lapons. (Voir les 2 spécimens dans la planche ci-dessus.)
Quand on croit que la pipe ne peut avoir une origine antérieure à la découverte des Antilles par Christophe Colomb, on oublie que les Européens et les Américains fument, presque seuls, le tabac. Les peuplades d'Asie, d'Afrique emploient, pour leur demander l'ivresse et le rêve, les champignons vénéneux séchés, les racines de diverses plantes, l'écorce de saule, le chanvre, l'opium, les feuilles de roses, de thé, de noyer, de verveine, de lavande, etc.
Une collection de pipes.
La plupart des pipes rares que nous reproduisons figurent dans la belle collection de MM. de Watteville, véritable musée de la pipe à travers les âges.
MM. de Watteville ont prouvé de quelle utilité peuvent être, au point de vue historique et ethnographique, les collections d'objets familiers, populaires comme la pipe.
Les Portugais furent les premiers qui imitèrent les Indiens dans leur manière de fumer le tabac. Et en 1560, Jean Nicot, ambassadeur de France à Lisbonne, apporte chez nous la pipe et le tabac. L'usage s'en répandit dans les classes inférieures. Louis XIV donna à chaque soldat sa pipe et son briquet. Le soldat qui fumait oubliait qu'il n'avait pas assez à manger.
Saint-Simon raconte que les princesses royales, se croyant seules à Marly, envoyèrent chercher, en cachette, des pipes au corps de garde suisse, et qu'elle se mirent à fumer comme des troupiers.
Au XVIIIe siècle, c'est le triomphe de la tabatière. La bonne société ne fume pas. Diderot, Voltaire, d'Alembert, Rousseau ignorèrent la pipe, comme l'ignorèrent aussi Danton, Robespierre, Mirabeau, tous les grands révolutionnaires.
Le règne de la pipe ne date chez nous que du Consulat et de l'Empire. Tous les soldats revinrent d'Egypte avec une pipe; et pendant la terrible retraite de Russie, de combien la pipe soutint le courage défaillant!
Lassalle et Oudinot chargeaient la pipe à la bouche. Moreau fumait la pipe pendant qu'on lui amputait les deux jambes.
Sous la restauration, la pipe redevint la Cendrillon du XVIIIe siècle, mais le Romantisme la remit bientôt en honneur. Les Romantiques chevelus ne sortaient jamais sans leur longue pipe qu'ils fument comme les étudiants allemands. Tous les poètes chantèrent la pipe. Elle devint la dixième Muse, celle à qui l'on demandait le Rêve et l'Inspiration.
Aujourd'hui la pipe fait partie de notre mobilier.
Telle pipe, tel peuple.
La pipe montre presque toujours l'habileté industrielle, le sens artistique, les goûts, les habitudes du peuple qui l'emploie. De l'observation des nombreux spécimens qu'il a réunis, M. le baron O. de Watteville a formulé spirituellement ces axiomes:
"Plus une pipe est courte, plus la race est laborieuse."
"Plus une race est économe, plus sa pipe est petite."
Avec mes pipes, dit M. de Watteville, je pourrais établir une classification des races humaines, déterminer les qualités, les aptitudes de chaque peuple.
"La pipe, prétendait déjà Hoffmann, est comme l'habit, elle s'identifie avec celui qui la fume, et devient pour ainsi dire partie intégrante de sa personne. Son caractère, ses passions, ses impressions, se traduisent dans la manière dont il bourre sa pipe, dont il la tient, dont il en aspire et en rejette la fumée. Je vois aussi bien ses pensées se formuler dans les flocons qui sortent de sa bouche, que s'il m'était donné de lire dans son esprit."
Les pipes à tête ou à figure.
Celles-ci appartiennent à l'imagerie populaire, toutes les célébrités sont devenues des "têtes de pipes". La pipe a immortalisé Mandrin et Cartouche, les ministres, les généraux et les favorites de nos rois. Aux têtes de Charlotte Corday, du geôlier Simon, de Théroigne de Méricourt succède la figure du général Bonaparte. Puis vinrent Béranger, les héros et les héroïnes des Mystères de Paris, les têtes des généraux du second empire, Thiers et Gambetta.
On a fait aussi de la pipe, image ou caricature, un moyen de propagande politique.
Almanach Hachette, 1902.