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vendredi 19 janvier 2018

Ceux de qui on parle.

M. Henry Bataille.


M. Henry Bataille a le visage rasé comme un jockey, les cheveux longs et le visage las. Ses joues ne sont point rebondies ni ses bras dodus. Toute son attitude a quelque chose de sec: on dirait qu'il ne se sent pas à sa place dans ce monde médiocre, qu'il est impatienté d'y être venu et de ne pouvoir partager avec personne le génie qui lui pèse.




Il a pourtant toutes les raisons d'être content des autres et de lui-même: à trente ans, il était chevalier de la Légion d'honneur; il n'en a que trente-cinq, et voilà qu'il est admis dans les galeries de Mon Dimanche. Si ses contemporains sont de piètres hommes, au moins ne sont-ils pas sans goût; ils savent distinguer leurs maîtres et M. Henry Bataille ne doit pas faire fi des honneurs qu'on lui rend de son vivant, pour assuré qu'il soit de ne pas mourir dans la mémoire des hommes.
Ses premières œuvres furent des vers, des vers doux et paisibles dans La Chambre blanche, des vers désespérés dans Le Beau voyage. Mais le théâtre l'attirait. Quel est l'écrivain que le théâtre n'attire pas? Les colonnes Morris, le souper de la centième, la claque, la claque surtout, ont des attraits auxquels on ne résiste pas aisément. M. Henry Bataille réussit d'abord à se faire jouer à l'Oeuvre; sa renommée aidant, il força bientôt les portes de nos scènes nationales, l'Odéon et la Comédie-Française. Il a même donné, l'an dernier, au Palais-Bourbon, une représentation unique dont le compte-rendu intéressera peut-être nos lecteurs.
Au premier acte, on vit M. Levraud, qui joue les emplois de député pour quinze mille francs par an, demander au ministre des Beaux-Arts d'inviter M. Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique à tenir ses engagements; il raconta que M. Henry Bataille avait tiré un livret de sa pièce La Lépreuse, destiné à être mis en musique et représenté à l'Opéra-Comique et qu'après avoir accepté ce livret, M. Albert Carré avait repris sa parole.
A quoi un autre député répondit que cette pièce était inacceptable et en exposa le sujet. C'est l'histoire d'une lépreuse qui donne des tartines de beurre aux enfants et des baisers aux grandes personnes à seule fin de leur communiquer son mal. Le héros de la pièce en meurt. Le député ricane, le Chambre s'esclaffe, auteur et directeur échangent une correspondance aigre-douce qui aboutit à la rupture des négociations et à la nomination d'un séquestre, pour garder le manuscrit de La Lépreuse.
Je ne sais pas ce que pensent les électeurs lorsqu'ils voient le Parlement s'occuper des petits désagréments de M. Henry Bataille, mais, quant à moi, j'estime que cette séance fut l'oeuvre la plus spirituelle du jeune auteur dramatique, et que l'Académie lui devrait décerner un prix Montyon pour cette comédie parlementaire puisqu'elle a retardé de quelques heures l'apparition d'une nouvelle loi.
Le sujet de La Lépreuse montre un des caractères de M. Henry Bataille: l'amour de l'originalité. Malheureusement cet amour est tellement vif qu'il exclut assez souvent le bon sens et le bon goût. L'Enchantement et même Maman Colibri, qui n'a pas peu contribué à la réputation de cet auteur, contiennent des fautes de goût regrettables.
Une de ses meilleures pièces fut Résurrection: c'est Tolstoï qui en avait fourni le sujet.
On prête à M. Henry Bataille, qui n'a pas trouvé d'interprètes de son goût à la Comédie-française, l'intention de prendre un théâtre à son compte, et par égard pour Mlle Bady, qui incarna plusieurs de ses héroïnes, il appellerait, assure-t-on, la nouvelle scène: La Badynière.

                                                                                                                               Jeannot.



Comment Henry Bataille roulait la Censure.

L'auteur de Maman colibri aime à traiter des sujets délicats. Aussi la Censure, avant de disparaître, eut-elle quelquefois des motifs de s'effaroucher non pas pour des mots crus, M. Bataille avant d'écrire Poliche, avait un langage de bon ton, mais pour des situations trop risquées ou des allusions trop claires.
L'usage dans ce cas, était de renvoyer à l'auteur son manuscrit avec des accolades et des croix tracées au crayon en regard des passages qui choquaient la prude  Anastasie*.
Voulez-vous savoir comment M. Henry Bataille corrigeait son manuscrit?
Il prenait une bonne gomme et effaçait... les alinéas critiqués? non: les accolades et les croix, pour les rétablir quinze lignes plus loin, devant une tirade insignifiante, dont il changeait les termes avec forces ratures.
La pièce retournait aux mains des inspecteurs des théâtres, et revenait ensuite autorisée à M. Bataille.
Il y a toujours moyen de s'arranger.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 9 juin 1907.

*Nota de célestin Mira:

Pauvre Anastasie, tu seras donc toujours la même! dans La Lune.


La Lune était un journal satirique qui parut de 1865 à 1868. Il fut condamné par la Censure pour la publication de deux caricatures, celle du n° 87 représentant Napoléon III en Rocambole,



et celle du n° 89 montrant le Pape et Garibaldi en lutteurs masqués



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