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mercredi 26 octobre 2016

L'église de Brioude.

L'église de Brioude
et la légende de Saint-Julien.



C'est au milieu d'une très vieille ville, une très ancienne église du plus pur style auvergnat. Lorsque mes yeux d'enfants s'ouvrirent à sa beauté, les giroflées, les pariétaires s'agrafaient à ses murailles comme des bouquets à la robe d'une mariée. Une échoppe se blottissait à sa base. A mi-hauteur, s'accrochait une maçonnerie pareille à un nid d'oiseau. C'était un nid humain. Les oisillons, Jenny et Antoinette, en étaient partis; il n'y restait qu'un vieil homme redouté des gamins à cause de son mutisme et de sa longue barbe. Ce croquemitaine était un brave homme. Comme les disciples du Galiléen, il gagnait sa vie à jeter ses filets, non dans le lac Tibériade, mais dans l'Allier. On ne comptait plus les sauvetages qu'il avait opérés au cours des nombreuses crues de la redoutable rivière.
Il y a quelques années, j'ai revu l'église. Elle avait perdu son aspect familier et bénévole. Nette et lisse, elle semblait se draper dans sa dignité de "monument historique". Les pariétaires étaient arrachées, la demeure aérienne détruite, et le bon croquemitaine, terreur de mes cinq ans, dormait sous les cyprès du cimetière...





Vite j'ai franchi le porche pour revoir l'église telle que les siècles l'ont faite et l'ont connue, telle que m'apprit à l'aimer un vieux savant à lunettes d'or.
Avec son clocher octogonal, sa tour carrée, ses cinq absidioles, sa beauté sans supercherie, la basilique saint-julienne paraissait à mon vieux maître un organisme vivant. Il la comparait à une bourgeoise du temps passé, imposante en sa simplicité, véridique dans ses paroles, mesurée dans ses gestes, sobre dans ses ornements et qui, sans tomber dans la sécheresse, sait pourtant discipliner sa sensibilité. Il aimait à évoquer les foules qui se pressaient jadis à l'intérieur de l'immense vaisseau: les femmes chaussées de maroquin, vêtues du bliaud de fine laine ou du pélisson; les hommes aux barbes partagées en touffes, aux cheveux longs malgré les conciles; les moines en froc, et ces hautaines abbesses de Fontevrault qui commandaient aux hommes, portaient la robe blanche et la coule, et dont le couvent se voit encore près de la place du Postel.
Mais surtout, il se plaisait à imaginer Messieurs du Chapitre, avec leur pelisse fourrée de menu-vair, sortant de la belle collégiale où ils venaient de célébrer l'office pour regagner leurs maisons à tourelles, les mêmes qui se voient encore dans la rue des Comtes et sur la place de la Fénerie où l'on vendait le foin.
Combien j'ai goûté les belles légendes de la basilique! Au-dessous de la tribune des orgues, au chapiteau d'un des piliers, se voit une étrange figure entre deux démons ailés et cornus. 





Ce diable ailé, dont le rire fend la bouche jusqu'aux oreilles, c'est le "Mille-artifex" dont voici l'histoire telle qu'elle est rapportée par l'auteur anonyme de la vie de saint Martial.
"Un jour, saint Martial ayant, par ses exorcismes, obligé une bande de démons à sortir d'un gouffre qui leur servait de repaire, demanda au premier d'entre eux: 
"Comment te nommes-tu?
- Mille-artifex, répondit le diable.
- Et pourquoi t'appelles-tu ainsi?
- Parce que j'emploie mille ruses pour tromper les hommes, répliqua le démon."
Mais les hommes, pour se garder des artifices dont le diable se sert pour les induire au péché, l'ont cloué au pilori d'un chapiteau d'église!
Une des chapelles de la basilique, celle de la croix, évoque un souvenir plein d'une ironie amère.
Lorsque le chanoine Hugues de Collonge mourut, on le transporta, visage découvert dans la chapelle Saint-Michel, où l'on avait l'habitude d'exposer les chanoines défunts. Tout à coup, entre les flammes vacillantes des cierges, Hugues de Collange se dresse, tel Lazare sortant du tombeau.
L'assistance, d'abord épouvantée, crie au miracle et finalement reconduit le ressuscité dans sa maison. Il la trouva déjà à demi dévastée par ses héritiers avides. Indigné, le brave chanoine les chassa de sa présence et, désormais revenu de toute illusion, il consacra sa fortune toute entière à l'embellissement de la chapelle de la Croix, qui, depuis, porta son nom.





Le bon Grégoire de Tours a écrit, dans un style naïf et charmant, l'histoire du patron le l'église collégiale de Brioude.
"Il y avait à Vienne, dit-il, un jeune homme de famille très illustre nommé Julien. Ses parents, qui étaient des plus considérables de la ville, eurent grand soin de son éducation. Arrivé à l'âge d'homme, Julien lia connaissance avec le tribun Ferréol. C'était un Auvergnat, aussi noble que lui de cœur et de sang. Bien qu'ils eussent embrassé le christianisme, les deux amis se rangèrent sous les drapeaux de Crespin, président en la ville de Vienne pour les empereurs Dioclétien et Maximilien, en l'an 303."
On était à l'époque que les historiens ecclésiastiques assignent à la dixième persécution.
"Ferréol conseilla à son ami, très prompt dans ses discours, de se retirer pour quelques temps de Vienne. Y demeurer eut été témérité plutôt que courage. Les deux jeunes hommes se séparèrent avec grand regret. Julien se retira à Brioude, chez deux saintes filles, dans le faubourg de Vencella. Crespin, ayant eu vent de son départ, envoya des émissaires à sa recherche. Julien vint à leur rencontre. Il les trouva à l'entrée de la ville. "Qui cherchez-vous? leur demanda-t-il." Ils répondirent: Julien. Alors Julien se fit connaître d'eux et tendit joyeusement la tête. Les bourreaux la lui tranchèrent d'un coup qui, lui coupant le gosier, alla finir tout en haut. Puis ils la lavèrent dans la fontaine et la portèrent à Vienne pour la montrer à Ferréol."
L'honnête tribun subit aussi le martyre et l'on enterra son corps avec la tête de son ami.
"Du temps que les Sarrasins ruinaient les églises de la basse Auvergne, l'évêque Villicarius fit ouvrir le tombeau de Ferréol afin de préserver le corps de la profanation. On trouva la tête de Julien entre les mains de son ami. Elle y adhérait de telle sorte qu'on ne put l'en séparer."
Touchant témoignage posthume de la force de l'amitié!
Les exploits d'un saint ne finissent pas avec sa vie. On le vit bien pour Julien. Son corps avait été laissé à l'endroit où il était tombé. Or "deux vieillards, Ilpise et Arcons, gardaient leurs troupeaux dans les bois de Vincella et sur les coupeaux des montagnes. Ayant trouvé le corps du brave guerrier, ils firent une espèce de brancard et le chargèrent sur leurs épaules pour l'aller l'enterrer dans la ville de Brioude. Ils n'eurent pas tôt fait cela, qu'ils se sentirent vigoureux et forts comme les hommes de trente-cinq à quarante ans. Les habitants de la ville furent bien étonnés de retrouver des jeunes hommes en Ilpise et Arcons qu'ils avaient connus vieillards et ils glorifièrent Dieu avec les bergers."
La première église de Brioude fut donc élevée sur le tombeau du saint, près d'un grand temple où l'on adorait les statues de Mars et de Mercure "sur une haute colonne de marbre enrichie de pierreries et de ciselures en or." Tous les mardis, la noblesse s'assemblait pour "offrir de l'encens aux idoles". C'était pour le saint un désagréable voisinage. Il ne tarda pas à s'en débarrasser. Un jour, un grand tumulte dans la bonne ville de Brioude: le tonnerre gronde, la foudre éclate, mêlée de feu et de grêle. La noblesse épouvantée promet que si ce cataclysme cesse, elle prendra Julien comme patron. Aussitôt la bonace succède à l'ouragan. Avec cette force d'impulsion qui caractérise les foules, voilà les Brivadois brisant les statues de leurs dieux et courant en jeter les débris au fleuve. Saint-Julien régna seul désormais sur la petite cité auvergnate.
Le jour vint où il put donner à ses fervents un éclatant témoignage de sa puissance. En l'an 1370, dit un vieux biographe, Charles, dauphin de Vienne, fils de Charles le sage, se trouva "saisi d'une infirmité qui le priva de l'usage de ses doigts et causa en tout son corps une enflure si épouvantable qu'on ne pouvait le regarder sans horreur. Le roi, avec toute sa cour, fondait en larmes. Parmi ces troubles et ces cris, un gentilhomme fit un beau discours sur les miracles de Saint-Julien de Brioude, ajoutant que si Sa Majesté lui recommandait Mgr le Dauphin, celui-ci en recevrait du soulagement. Le roi le crut et fit un vœu. Il n'eut pas plutôt fini sa prière que la santé fut rendue à l'enfant, sans qu'il parût en tout son corps une seule marque d'une si violente maladie. Une ambassade alla rendre grâce devant le tombeau et offrir à Mgr saint-Julien un manteau, fait pour le Dauphin, parsemé de pierreries, de roses, de perles, de nœuds d'or au nombre de 12, et un chapeau semé d'aigles, de dauphins et de fleurs de lis."
Près de trois cents ans plus tard, un autre roi de France, Louis XIII, après vint ans d'une union inféconde, appelait le saint au secours de sa dynastie en péril. 





Le vœu royal fut encore exaucé, ainsi qu'en témoigne le beau bas-relief qui orne le maître-autel de l'église, exécuté en l'honneur de la naissance de Louis XIV. En foi de quoi, la petite ville auvergnate a pesé par deux fois dans les destinées de la France!
Ce sont là les légendes de l'histoire. Qu'importe s'il en est qui n'y croient plus! Les grands enfants que sont les hommes aiment les contes où se tapit un peu de mystère. Et puisque notre temps semble inapte à leur en créer de nouveaux, conservons précieusement et avec amour ceux que nous léguèrent nos vieilles églises: c'est le bréviaire de notre passé.

                                                                                               Marylie Markovitch.

Le Magasin pittoresque, 1913.

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