Des hommes à queue.
Monsieur,
Tout récemment, divers journaux se sont occupé des hommes à queue, comme formant une race tout entière. La France médicale, le Mousquetaire, la Presse, le Siècle, et plusieurs autres journaux, ont tour à tour consacré des articles à ce sujet. Ayant moi-même vu les peuples qui paraissent désignés par plusieurs des narrateurs africains dont les récits sont en question, je crois qu'il est convenable de faire connaître ce que j'ai vu. On y trouvera, je pense, la source de ces récits et l'explication des différences qu'ils présentent entre eux.
M. du Couret à donné, dans la France médicale du 1er septembre courant, le dessin d'un homme ayant un appendice caudal qu'il dit avoir vu à la Mecque. je ne contesterai pas ce fait, car on a vu des Parisiens même munis d'un appendice de ce genre et d'autres anomalies plus surprenantes. Mais, pour ce qui serait d'une population toute entière de cette nature, j'ai lieu de croire que l'erreur est née d'une circonstance bien simple en vérité.
Voyons d'abord en quelques mots quels sont les récits qui pourraient faire croire à l'existence d'une telle race d'homme.
Sur une vingtaine de nègres du Haoussa et des environs qui ont donné les renseignements recueillis par M. de Castelnau, trois seulement prétendent avoir vu des hommes à queue, un autre des enfants; encore, suivant les uns, cette queue aurait 30 à 40 centimètres de longueur, suivant d'autres jusqu'à 70, et suivant M. du Couret, 8 à 10 centimètres. Trois de ces nègres ont vu des Niam-Niams sans queue; on leur a dit que d'autres en avaient, mais ils ont vu qu'ils n'ont d'autres vêtements qu'une peau autour des reins (pages 41, 34 et 29 de la brochure de M. de Castelnau.) Quatre autres nègres ont entendu parler seulement des Niam-Niams comme étant pourvus d'une queue.
Un article du Bulletin de la société de géographie, du n° de janvier 1852, résume les renseignements connus sur ce sujet:
"M. du Couret annonçait comme certaine l'existence des hommes à queue en Afrique, sans toutefois justifier son assertion. Depuis, M. Rocher d'Héricourt, voyageur en Abyssinie, déclarait, non pas qu'il avait vu des individus possesseur d'un prolongement caudal, mais qu'il en avait entendu parler. Bien avant eux, plusieurs anciens voyageurs avaient écrit dans le même sens; et, en 1677, un Hollandais nommé Jean Struys, homme, il est vrai, fort crédule, et considéré comme peu véridique, assurait avoir vu un individu ayant une queue longue de plus d'un pied, etc."
Dans certaine légende chinoise et japonaise, il est fait mention d'hommes à queue; suivant les uns, elle serait longue et velue, suivant d'autres, elle serait comme celle d'une tortue, c'est à dire courte et non velue. Horneman cite aussi les Niam-Niams, qu'il place entre l'Abyssinie et le golfe du Bénin et qu'on lui a désigné comme étant munis d'une queue. M. d'Abbadie parle d'un prêtre d'Abyssinie qui lui raconta l'existence d'hommes ayant une queue longue d'une palme, couverte de poil, qu'il comparaît à celle d'une chèvre. Les hommes qui seraient pourvus de cette queue viennent chaque année à la foire à Berberah.
Leur pays serait à quinze jours au sud du Harar. Les femmes sont belles et sans queue. M. d'Abbadie dit qu'étant en Tigray, à Goudar et en Gojjam, on plaçait ce pays du côté du sud, et qu'étant en Kambate et en Kaffa, on le mettait au nord. D'après ces renseignements, ce pays serait situé à l'ouest de la ligne qu'il a parcourue, c'est à dire dans les montagnes qui séparent les bassins des deux Nils. Aucun autre lieu ne saurait mieux répondre à tous ces renseignements, puisque la région de l'est est celle que MM. Rocher d'Héricourt, Arnault et Vayssières ont visitée, et où ils ont reçus des renseignements analogues. D'ailleurs ce pays répond aussi aux indications de M. Horneman, qui le place entre l'Abyssinie et le golfe du Bénin. Quant au pays indiqué par les nègres de M. de Castelnau, il paraîtrait plus rapproché du golfe du Bénin. Comme j'ai pénétré moi-même dans ces mystérieuses régions avec une expédition de Méhémet-Ali allant à la recherche de l'or, on sera bien aise de savoir ce qu'on y voit, de connaître enfin lesquels de tous les narrateurs indigènes ont raison: si les queues sont longues, courtes, moyennes, lisses ou velues; si enfin les femmes en sont munies ou non, etc.
Etant dans le Fa-Zoglo, au delà du Sennar, j'ai aussi été étonné par les récits des indigènes. Les gens auxquels nous demandions des renseignements sur les peuples chez lesquels nous devions pénétrer les désignaient tantôt par l'épithète d'hommes à queue, tantôt par celles d'hommes à peau. Je me promettais déjà monts et merveilles sur ce que j'allais voir. Les idiomes des nègres sont si pauvres qu'il est fort difficile de s'entendre clairement, et quand ils parlent une langue étrangère, ils n'en connaissent guère que les mots qui ont un équivalent dans leur propre idiome. Cependant je ne tardai pas à reconnaître qu'il ne s'agissait que d'une chose fort simple. Voici ce qui s'offrit à nos yeux dans les pays des Goumouss, des Gouroum et des Homotché. Jetez les yeux sur les (la) vignette(s) ci-jointe(s).
Elles reproduisent les planches 15 et 22 de mon Voyage au Soudan oriental, en cours de publication depuis 1852, qui s'approprient suffisamment au sujet qui nous occupe. D'ailleurs, plusieurs scènes de ces peuples sont également reproduites sur d'autres planches de cette même série, ainsi que dans la série formant le Parallèle des Édifices anciens et modernes du continent africain. Vous y verrez que les hommes vont complètement nus, sauf une peau qu'ils portent par derrière, au bas des reins, et qui se termine en forme de queue; que cette queue peut être courte ou longue, lisse ou velue, suivant qu'elle est plus ou moins bien tannée; que les femmes n'en portent pas dans cette contrée, mais qu'elles peuvent fort bien en porter dans un autre pays, attendu que cette peau semble principalement destinée à s'asseoir plus mollement. Sous ce rapport, les femmes pourraient l'admettre avec autant de raison que les hommes, si l'état de dégradation dans lequel elles vivent ne leur imposait des mœurs plus rudes. Quant à la pointe en forme de queue, elle a pour but d'offrir une prise facile quand ils ramènent la peau sous eux en s'asseyant. Cette queue, qui paraît si singulière aux autres peuples de l'Afrique, et qui motive leurs extravagantes versions, est cependant plus rationnelle que nos anciennes queues de morues et beaucoup d'autres parties de nos costumes européens. On voit des peaux de nègre dont l'extrémité se bifurque, mais elles sont moins nombreuses que les autres, parce qu'elles sont d'un usage moins commode.
Ainsi on voit que non-seulement ces pays correspondent bien aux pays indiqués par MM. Horneman, Rocher d'Héricourt, etc., mais que cet usage soit avoir donné lieu au quiproquo plus ou moins volontaire de quelques narrateurs africains; car ils aiment à jeter du merveilleux dans les récits qui font la principale récréation de ces peuples. Tous ces récits se contredisent entre eux sur bien des points, tandis qu'ils viennent plausiblement s'expliquer et se concilier par l'état de choses que je viens de décrire.
Quelques nègres, en voyant les doutes manifestés par leurs interlocuteurs, sont entrés dans des détails circonstanciés pour donner plus de consistance à leurs récits. A mon sens, ce sont précisément ces détails qui trahissent le narrateur. En effet, ces trous percés dans des bancs pour y faire passer la queue en s'asseyant, ou bien creuser dans le sable chaque fois qu'ils veulent s'asseoir, supposerait une bien grande rigidité de cet organe; ces hommes ne pourraient donc s'asseoir ni sur un rocher ni sur un terrain ferme, et, quand ils seraient ainsi plantés sur leurs bancs, ils seraient grandement exposés à se créer de vives douleurs par le moindre mouvement irréfléchi. On sent que tout cela est peu admissible, car la nature, en créant des organes, les conforme aux besoins des individus, ou, si vous l'aimez mieux, la race ou la variété prend des usages en harmonie avec sa constitution physique.
D'ailleurs parmi les nègres interrogés par M. de Castelnau, et qui ont vu les Niam-Niams, il en est qui n'ont pas vu de queues naturelles, mais qui les ont trouvés comme ceux que j'ai vu, nus et ne portant qu'une peau autour des reins; en outre, les femmes portaient un morceau de bois dans la lèvre. A l'égard de ce morceau de bois, je vais ajouter quelques détails. D'après ce que j'ai vu, le trou de la lèvre est destiné à recevoir un clou rond, en composition métallique, qu'on introduit par l'intérieur de la bouche dans la lèvre inférieure et qui pend un peu plus bas que le menton; cet ornement n'est pas disgracieux, il favorise la vue des dents blanches; mais, étant incommode pendant qu'elles dorment, qu'elles mangent ou qu'elles travaillent, elles le retirent pour le remplacer par un morceau de bois qui remplit l'orifice de bouchon et qui n'a que l'épaisseur de la lèvre. Ce morceau de bois, n'étant soutenu que par la pression de la lèvre, finit, avec l'âge de la personne, par agrandir beaucoup le trou et rendre l'usage du clou impossible. Alors ce trou nécessite un bouchon plus grand, qui rend la lèvre très-saillante et son mouvement disgracieux.
L'autre vignette représente un atelier de lavage des sables aurifères que les gens de notre caravane ont établi, sous la direction de M. Kowalewski, dans le premier des pays nègres où nous sommes arrivés. Je ne m'étendrai pas sur ces dessins, dont le sujet est autre que celui qui nous préoccupe; mais aussitôt mon arrivée dans le département de Saône-et-Loire, à Charcey, où l'on peut voir une petite collection d'objets ethnographiques relative aux peuples dont je viens de parler, je vous enverrai une queue des Niam-Niams, c'est à dire une des peaux dont ils font usage, afin que vous puissiez en faire un dessin, si vous le jugez nécessaire, pour le joindre aux vignettes. Cette peau provient des moutons à poils courts, et non laineux, que l'on trouve chez les nègres. Vous y reconnaîtrez encore l'empreinte de la forme du bas des reins qu'elle a reçue par son long usage. Cette queue étant celle d'un élégant du pays, elle est surmontée de quelques franges ou lanières découpées. Un petit banc, qui fait partie de la même collection, me rappelle aussi le banc percé d'un trou pour la queue, suivant le récit d'un des nègres, car toute narration, même la plus excentrique semble avoir pour point de départ un fond de vérité. Ce banc est petit, sa surface elliptique n'a guère que trente centimètres dans sa plus grande dimension, sa hauteur est encore moindre; les pieds, plus ou moins nombreux, et disposés avec une certaine recherche, sont taillés dans le même morceau de bois et souvent réunis entre eux par d'autres découpures en forme d'ornement. Les nègres de certaines tribus, qui possèdent ordinairement un banc de cette nature, y introduisent dans ces découpures, non la queue, mais le bras jusqu'au coude, pour le porter sans embarras quand ils vont faire la causette sous le grand arbre ou dans le voisinage. Ce banc nécessite un travail difficile, surtout chez ces peuples qui n'ont pas les outils nécessaires, et il forme un objet de luxe dont ils sont fiers.
Agréez, etc.
Trémaux.
L'Illustration, journal universel, 7 octobre 1854.
bonjour,
RépondreSupprimerde quel livre tirez-vous ce texte je vous prie ?
merci
L'Illustration de 1854
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