Translate

lundi 3 octobre 2016

Membre de la Commission.

Membre de la Commission.


Hier, il n'était rien ou pas grand'chose, un pauvre petit député de province, inconnu à Paris, timide, hésitant, arrivant tout juste à deux heures pour se faufiler à sa place et y rester coi et immobile. Soudain, un beau jour, dans son bureau réuni pour examiner une question importante, il a demandé la parole et prononcé quelques phrases plus ou moins baroques. Du coup, il a été élu membre de la Commission. Son nom a été publié dans les journaux, son opinion imprimée à cent mille exemplaires. Un reporter l'a attendu le soir, à la sortie, pour l'interroger et faire connaître ses réponses à l'univers attentif.
Le député obscur est devenu un autre homme. Aujourd'hui, il a une redingote fermée, une haute cravate noire, et il porte sous son bras gauche une serviette bourrée de papiers et de journaux.




Il arrive à midi au Palais-Bourbon, l'air gourmé, important, et traverse d'un pas rapide, quoique mesuré, la salle des Pas-Perdus et la grande galerie de la Paix. Il serre, en passant, la main à quelques journalistes et à quelques collègues et s'excuse: "Il est pressé, il va à la Commission." il est chargé d'une enquête.





C'est lui qui interrogera certains personnages appelés dans le sein de la Commission. Il a grandi de six coudées, il sent que le monde a l’œil sur lui et qu'il a une mission à remplir. Qui sait? Il trouvera peut-être une question à adresser à l'un des témoins, et cette question peut soulever des polémiques sans fin. C'est peut-être lui qui sera nommé rapporteur. Il se distinguera dans la rédaction de ce document parlementaire. On en parlera avant, pendant et après. On l'attendra à la tribune et, quand il y montera, on lui criera: "Lisez! lisez!" et il lira.
Sa lecture sera vivement applaudie et le voilà désigné pour un prochain sous-secrétariat dans un ministère important. Un an plus tard, il sera ministre lui même. Ministre! c'est ça qui fera du bruit dans le département de Loire-et-Sarthe. Et jusque là, comme il est mystérieux, réservé, souriant et taciturne! Les jeunes journalistes, avides de nouvelles, le prennent par tous les bouts. Il daigne se promener avec eux, les mains dans les poches de sa redingote, la tête penchée, l’œil à demi fermé et la bouche fermée tout à fait. Il écoute et ne répond pas.




S'il parle, s'il révèle les secrets de la Commission, c'est pour se mettre tout le temps en scène: "J'ai dit au Président... j'ai posé telle question... j'ai embarrassé le ministre... il a fallu compter avec moi... je suis sûr d'emporter la majorité... je n'ai rien dit dans le sein de la Commission mais je parlerai à la tribune."
Le membre d'une Commission n'abdique pas, même en famille. Partout où il va, chez sa femme, au théâtre, chez un ami, il apporte avec lui sa loi, son rapport, ses préoccupations parlementaires. Il se croît  quelqu'un, parce qu'il se trouve mêlé à quelque chose. 
Au fond ce n'est qu'une vanité doublée d'une nullité; mais dans les Parlementaires issus du suffrage universel, cela suffit souvent pour réussir. Il le sait et il y compte.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire