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dimanche 30 octobre 2016

La justice indigène au Tonkin.

La justice indigène au Tonkin.


L'occupation du Tonkin par les troupes françaises, la remise de l'administration de la justice à des magistrats européens, ont eu pour conséquence la suppression de châtiments barbares empruntés au code pénal chinois. On ne torture plus les condamnés à mort; on se contente de les décapiter.
Mais, d'autre part, il eût été imprudent d'assimiler au point de vue pénal les indigènes tonkinois aux Français et de leur appliquer pour leurs méfaits, les châtiments prévus par nos codes européens.
Si l'on considère que par la frontière Nord du Tonkin, malgré la surveillance exercée de ce côté par les postes des territoires militaires, il se produit une infiltration incessante de malandrins jaunes, voleurs, pillards, et, à l'occasion, assassins, on se rendra compte qu'il était nécessaire de conserver des pénalités plus efficaces que celles appliquées aux délinquants de la race blanche.
C'est pourquoi la justice indigène tonkinoise a conservé le droit de prononcer les peines de la cangue, de la cadouille et de la décapitation par coupe-coupe.
Lorsque des pirates ou des malandrins jaunes tombent entre les mains de nos soldats ou de la police indigène, on s'empresse de les mettre à la cangue. On donne ce nom à un instrument qui ressemble à un fragment d'échelle. Le patient passe sa tête entre les barreaux et l'une des traverses se resserre autour du cou de telle façon qu'il impossible au porteur de la cangue de se débarrasser tout seul de l'appareil.





Celui-ci, outre la gêne physique qu'il inflige comme premier châtiment au délinquant, a encore pour but d'enlever aux prisonniers une partie de leur agilité, de les empêcher par exemple de se sauver par les trous qu'ils excellent à pratiquer dans les paillotes en terre qui servent là-bas de prisons.
Pendant la journée, les condamnés à la cangue sont employés à des travaux d'utilité générale: défrichements, construction de routes, corvées d'assainissement, sous la surveillance de tirailleurs tonkinois, l'arme chargée. Cette précaution n'est pas inutile car les évasions sont fréquentes, et il suffit d'un moment d'inattention pour qu'un porteur de cangue brûle la politesse à ses gardiens et gagne la brousse; un compatriote charitable le débarrasse de son instrument de supplice et voilà un nouveau pirate qui ira s'enrôler au repaire le plus proche.
Les mandarins tonkinois condamnent volontiers leurs justiciables à la peine de la cadouille.
L'indigène qui doit la subir est étendu de tout son long devant la maison du juge, sur la terre soigneusement aplanie.
Les pieds et les mains sont liés à des piquets, son visage est tourné vers le sol, il a le postérieur en l'air.




L'exécuteur, armé d'une baguette de rotin grosse environ comme le petit doigt, applique sur les parties charnues du condamné, dix, quinze ou vingt coups de cadouille conformément à la sentence du magistrat. Après quelques coups, la peau se détache, la chair se zèbre de raies sanguinolentes.
L'exécution terminée, on lave les plaies avec de l'eau salée dans laquelle on a fait infuser des herbes de pays. Il paraît que les indigènes supportent admirablement cette médication qui semblerait sans doute atroce à des Européens; mais elle a pour effet, paraît-il, de cicatriser rapidement les blessures faites par la cadouille et d'empêcher la suppuration.
Jusqu'en 1886, les magistrats français étaient autorisés à infliger cette peine corporelle; depuis cette époque, ce privilège, si c'en est un, a été réservé à leurs collègues tonkinois.
Il ne faut pas se dissimuler, toutefois, que les indigènes préfèrent de beaucoup les quinze à vingt coups de cadouille de leur mandarin aux trois mois de prison que leur infligerait pour le même motif le juge correctionnel. Quand l'exécuteur chargé d'exécuter la cadouille se trompe dans le nombre de coups, l'équilibre est rétabli par l'application sur le postérieur de l'exécuteur lui-même du nombre de coups indûment distribués au condamné; aussi, pour éviter ce désagrément, les exécuteurs ont-ils l'habitude de compter à haute voix les coups qu'ils distribuent: mot, un; hai, deux; ba, trois;... nam, cinq; etc.
L'occupation française a fait supprimer du code tonkinois un supplice épouvantable, emprunté à la pénalité chinoise, la mort sous le bâton.
Le bourreau chargé de l'exécution appliquait au condamné cent coups de rotin sur le dos et les parties charnues, mais comme la loi exigeait que le patient éprouvât intégralement la souffrance à laquelle il avait été condamné, l'exécuteur ne devait administrer le coup mortel, c'est à dire qui brisait la colonne vertébrale qu'à la centième fustigation.
La peine de mort est encore fréquemment prononcée au Tonkin; les actes de piraterie et de violence sont si nombreux que la répression doit se faire rapide et terrifiante pour éviter autant que possible le renouvellement des actes qui ont motivé la condamnation.
Le condamné à mort a la tête tranchée à l'aide d'un coupe-coupe; c'est un sabre courbe à lame très large. On amène le patient jusqu'au bord de la fosse dans laquelle il sera inhumé, on le fait mettre à genoux et on lui attache les mains à un piquet planté derrière lui.
Puis l'exécuteur trace avec sa salive imprégnée de bétel une marque rouge sur le cou du condamné; et saisissant son coupe-coupe, il le brandit et l'agite plusieurs fois autour de la tête du malheureux qui suit de l’œil les évolutions de son bourreau.
Celui-ci doit, sous peine d'un châtiment sévère, détacher la tête d'un seul coup. Avant l'occupation française, il s'exerçait autour des condamnés à mort un trafic odieux. L'exécuteur allait trouver la famille et la menaçait, si elle ne lui donnait une certaine somme d'argent, de prolonger l'agonie du condamné en s'y reprenant à plusieurs fois pour le décapiter. Cet abominable chantage a aujourd'hui disparu.
Le juge annamite qui a prononcé la peine, assiste à l'exécution sous un parasol, insigne de sa dignité. Souvent les parents et amis du malheureux sont présents et veillent à ce que la tête soit enterrée avec le tronc. Mais bien souvent, l'arrêt de mort spécifie que la tête, enfermée dans une cage de bambou, sera exposée pendant un nombre de jours déterminé, soit au marché, soit dans tout autre lieu public, avec un écriteau indiquant les motifs de sa condamnation.
Cette exhibition, qui, chez les peuples civilisés, semblerait répugnante, est, paraît-il, indispensable en pays jaunes; elle fait partie du châtiment et en est comme une aggravation. Aussi affirme-t-on que parfois des négociations sont entamées entre le mandarin et la famille de l'accusé pour que, moyennant une rémunération parfois considérable, l'exposition de la tête ne soit pas inscrite dans la sentence.

                                                                                                                                    R.

Le petit Journal militaire, maritime,colonial, 22 mai 1904.

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