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dimanche 2 octobre 2016

Les nègres marrons.

Les nègres marrons (1).




L'île de Bourbon est une de nos colonies africaines la plus avancée vers le sud; elle est baignée par cette mer des Indes qu'éclaire un ciel si beau. Là, tout est d'autant plus étrange pour les yeux du voyageur, que trois mois de traversée sur une mer monotone n'ont établi pour lui aucune transition, et que quatre mille lieues ont rendu la nature de ces climats différente de celle de l'Europe. Du plus grand arbre au plus frêle arbuste tout est changé: les tilleuls, les châtaigniers, les peupliers, les frênes sont demeurés sur la terre de France, et notre île de Bourbon, fille des Indes, a aussi sa robe étrangère et variée. Les bords de ses jolis ruisseaux sont couverts de bananiers, de légers bambous, dont les feuilles ressemblent à un faisceau de dards qui font entendre leurs cliquetis, agités par la brise; les baies sont faites de natchoulis, à la tige d'ébène, à la feuille d'un vert sans pareil; ajoutez que tout cela est odorant, et que, comme une jeune fille, l'île répand, à cinquante lieues en mer, les parfums de sa parure au-devant du navigateur qui vient la visiter.
Voilà pour ses rives; l'intérieur du pays offre un autre aspect d'arbres, une autre sorte de végétation; des montagnes s'élèvent derrière des montagnes, et souvent, au sein d'un plateau, un cratère s'ouvre, mais éteint; mille petites sources ont réussi à remplir cette grande coupe vide; l'eau a pris la place du feu; un joli lac sourit à la surface d'un volcan... et des milliers d'oiseau, en étalant les plus belles couleurs, chantent au milieu de ces éternelles solitudes, où le pied de l'homme est encore inconnu;
Il y a une trentaine d'années, dans une vallée de l'île de Bourbon, vivait un colon nommé M. Delmarre. Il n'était pas riche, possédait peu de noirs, et ses récoltes lui réussissait mal. Cela venait, on le disait du moins, de ce qu'étant dur et méchant, il n'était pas béni de Dieu.
L'habitation de M. Delmarre était une case recouverte de feuille de palmiers. Malgré la rigueur du maître, l’œil du nègre ne se tournait pas toujours avec colère vers cette demeure; car parmi ceux qui l'habitaient se trouvait Georgina Delmarre, une jeune fille charmante, âgée de huit ans. Brune, les joues sans couleur comme toutes les créoles, ses traits exprimaient une angélique douceur; elle était à demi orpheline, ayant perdu sa mère, et souvent ce précieux souvenir remplissait ses grands yeux de larmes; rien n'était plus gracieux comme elle lorsque, pour préserver ses beaux cheveux de la pluie, elle avait noué sur sa tête, à l'aide de son mouchoir, une feuille souple de badamier, ou lorsque, se jetant aux genoux de son père, elle réclamait la grâce d'un pauvre noir; aussi, malgré sa dureté habituelle, M. Delmarre était souvent vaincu par les touchantes prières de sa fille.
Parmi les noirs de M. Delmarre, il y en avait un, nommé Anchaine, qui avait épousé, devant un missionnaire français, une négresse nommée Mamita; tous deux étaient de l'île Madagascar, située à environ cent quarante lieues de Bourbon. Anchaine sentait son cœur gros de larmes lorsqu'il voyait chaque jour sa compagne en but aux mauvais traitements de M. Delmarre, lorsque le terrible rotin (2) tombait à coups redoublés sur les épaules de sa bien-aimée.
Depuis longtemps il la pressait de fuir avec lui dans les bois, loin des habitations des hommes; alors on n'avait point organisé ces compagnies destinées à la chasse des noirs marrons. Mamita se laissa enfin persuader. A la faveur de la nuit, Anchaine et sa compagne, suivis de leur chien, se mirent en marche à travers le camp des nègres; ils portaient quelque nourriture, principalement du riz, l'aliment favori des créoles, et des semences pour faire des cultures autour de la demeure qu'ils avaient projeté de se bâtir. Ils passèrent le long des champs de maïs et de cannes à sucre: un grand silence régnait partout. Au lever de l'aurore, ils se trouvaient à l'entrée d'un bois épais; de là, ils suivirent le lit desséché d'un torrent, et, continuèrent leur ascension à travers ces régions désertes. Le jour, ils pêchaient dans les lacs un poisson délicieux, et lorsque, fatigués, ils s'arrêtaient en un lieu favorable, Anchaine abattait un palmier; le chou de cet arbre formait le repas du soir, et ses feuilles servaient à construire la hutte pour le repos de la nuit.
Un jour, ils rencontrèrent un précipice; pour le franchir, il fallait tourner un rocher en se suspendant aux lianes qui pendaient au-dessus de l'abîme. Anchaine attacha une corde autour du corps de Mamita, puis il passa le premier, et l'aida ensuite en la soutenant dans ce périlleux passage; mais le pauvre chien tenta vainement de suivre ses maîtres; victime de sa fidélité, il roula dans l'abîme.
Anchaine et sa femme arrivèrent enfin sur un joli plateau, au sommet d'un piton presque inaccessible. Ce fut dans ce lieu que les deux fugitifs résolurent d'établir leur demeure, et de fonder une petite habitation dont ils seraient les serviteurs et les maîtres.
M. Delmarre ayant vainement fait courir après ses esclaves, pensa qu'ils étaient retournés dans leur pays, et avait fini par oublier cette perte. Seize ans s'étaient écoulés lorsque, après être resté plusieurs jours sous l'influence d'un soleil ardent, il se laissa aller à une violente colère, et mourut subitement. Georgina avait alors vingt-quatre ans. L'habitude de laisser les enfants marcher pieds nus n'avait rien ôté à la délicatesse de ses pieds, qui, comme ses mains, étaient d'une petitesse vraiment créole. Un jeune officier français, l'ayant vu à la messe, frappé de sa beauté, se décida à s'établir aux colonies, demanda en mariage Georgina Delmarre, et fut agréé comme époux.
Le soir de la signature du contrat, autour d'une table que recouvrait un tapis vert, se pressaient les nombreux amis de Georgina. Le notaire faisait l'énumération des objets que la future apportait en dot, lorsqu'un nègre vint dire à sa maîtresse qu'une vieille femme demandait instamment à lui parler. La bonne Georgina avait toujours une audience prête pour tout le monde; elle désira que la lecture du contrat fut un moment suspendue, et ordonna qu'on introduisit l'étrangère; aussitôt une négresse entra, suivie de huit beaux garçons:
"Siguizez (excusez), mam'zelle, si moi vini déranger vous, lui dit-elle; si vous a pas souvini de mon figouire, vous a souvini de mon nom. Moi appelée Mamita, qui t'é sauvée dans li bois avec Anchaine, mon mari. Nous l'a gagné (nous avons appris la) nouvelle;  vous té vini maîtresse de voute (votre) habitation, et azourdi (aujourd'hui) que mam'zelle va faire mariage, moi apporte li (à elle) huit gros garçons pour cadeau.
- Tous ça z'enfants à nous, reprit Anchaine devant sa maîtresse; ça pas coûter à vous grand'li peine pour avoir; et ça li servir vous bien, pour que vous bliez (oubliez) mam'zelle, ça qu'a fait perdre à vous zaut (leurs) parents."
Georgina, bonne et humaine, dirige encore son habitation où règnent l'abondance et le bonheur; elle est adorée de ses nègres, et sa case est bénie de Dieu.
Le plateau qui pendant seize années servit de refuge aux nègres marrons garde encore aujourd'hui le nom d'Anchaine, et le rocher qui domine le précipice s'appelle le passage du chien.
Un créole, M. A. Lacaussade, a fait, sur le piton d'Anchaine, les vers suivants:

C'est à ce mont inculte, inaccessible, affreux,
Que dans son désespoir un nègre malheureux
Est venu demander sa liberté ravie.
Il féconda ces rocs et leur donna la vie;
Car, pliant son courage à d'utiles labeurs,
Il arrosait le sol de ses libres sueurs.
Il vivait de poissons, de chasses et de racines;
Parfois dans la forêt ou le creux des ravines,
Aux abeilles des bois, il ravissait leur miel,
Ou prenait dans ses lacs le libre oiseau du ciel.

                                                                                             Auguste Vinson.
                                                                                           (de l'île Bourbon)



(1) Synonyme de fugitif.
(2) Jonc très-commun dans l'Inde.

Journal des demoiselles, mars 1843.

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