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mercredi 6 mai 2015

Le carnet de madame Elise.

Faire envie.


Une maladie qui ronge nombre de nos contemporains, qui leur gâte leurs plus légitimes plaisirs et leurs joies les plus saines est le désir de paraître riche, de faire envie. Tous leurs efforts tendent à la réalisation de ce but secret, inavoué; on ne peut imaginer les sacrifices auxquels consentent ces orgueilleux pour arriver à tromper l’œil. 
Ils sont vraiment plus à plaindre qu'à blâmer, ceux qui se résignent à souffrir d'un complet dénuement dans les pièces qu'on ne visite guère pour pouvoir garnir le salon de meubles de prix, de bibelots d'art, de tentures précieuses, de tapis riches.
S'il ne nous a point été donné d'apercevoir chez ceux qui veulent "paraître riches" ces disproportions choquantes entre les diverses pièces de l'appartement, parce que nous somme toujours reçu dans le salon élégant et paré, nous avons pu le constater en visitant les appartements à louer.
Le salon vaste, spacieux, confortable, riant, nous attire et nous séduit tout d'abord, mais quelle pénible surprise n'éprouve-t-on pas lorsqu'en passant dans les autres pièces on constate la misère du mobilier, des lits de fer sans sommiers, des chaises dépaillées, des tables branlantes!
Ce manque d'équilibre et d'harmonie dans la disposition de l'appartement ne correspond-t-il pas à un manque d'équilibre dans notre jugement?
N'est-on pas saisi de pitié et de mépris devant cette sotte vanité qui, pour jeter de la poudre aux yeux, déploie un luxe en désaccord avec ses ressources, sacrifiant ainsi sans raison et sans bénéfice la joie et le repos de l'intérieur.
Dans le chapitre de la nourriture aussi, même préoccupation; on retranche sur le nécessaire, on divise en six portions minuscules un plat à peine suffisant pour trois: on ne boit que de l'eau; on lésine sur la nourriture des domestiques, on supprime le dessert, mais au jour de madame, le thé est bien servi, les gâteaux sont abondants; s'il y a un dîner, les services sont nombreux, les plats bien dressés, et les vins généreux; il y a des fleurs sur la table, un personnel loué, un éclairage éblouissant.
De combien de jours de jeûne paiera-t-on le luxe inutile de ces repas?
Et la toilette? quel problème complexe et grave à résoudre! Toilette de monsieur et surtout de madame!
Les robes d'intérieur sont pitoyables, on use d'anciennes robes qui n'ont plus de forme, on porte du linge élimé, des bottines percées, des jupons effrangés! mais lorsqu'il le faudra, on arborera une toilette du bon faiseur, un vêtement dont le prix suffirait à vous vêtir convenablement et dignement pendant toute une saison.
Quel bénéfice retirera-t-on de cette accumulation de sacrifices, de privations, de mensonges?
Le plus souvent on n'arrivera même pas à tromper ses amis, car dans cette perpétuelle mise en scène, il existe toujours un endroit où se voit le raccord.
Ne vous imaginez pas que vos amis auront pitié de vous, et auront quelque indulgence en faveur du mal que vous vous donnez pour jeter de la poudre aux yeux. Ils ne trouveront nulle atténuation à apporter à leur blâme.
Leur jugement sur votre médiocrité, votre triste position sera d'autant plus sévère que vous aurez employé de subterfuges à les leur cacher.

                                                                                                                 Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 12 février 1905.

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