La politesse anglaise.
Ce titre n'est pas une épigramme, et ce qu'il annonce existe réellement. La politesse anglaise a même des qualités sérieuses et solides, puisqu'elle ne s'exerce que dans un cercle très-restreint et que ses dehors ne soient pas brillants. Pour la découvrir et l'apprécier, il faut l'étudier de près et pour ainsi dire au foyer domestique: aussi voit-on qu'elle est vantée et même exaltée par ceux qui ont été admis dans l'intimité de la vie anglaise, tandis qu'elle est niée absolument par les étrangers qui n'ont eu avec la Anglais que des rapports extérieurs et passagers, comme il arrive en voyage ou pendant une visite de peu de durée aux rues et monuments de Londres.
La politesse d'un Français est universelle. Partout et avec tous elle est souriante, active, empressée. Un Français est poli vis-à-vis de personnes même qu'il ne connait pas, qu'il n'a jamais vues, qu'il rencontre une fois par hasard et que, suivant toute apparence, il ne trouvera plus jamais sur sa route: il n'attend pas qu'on lui demande un de ces légers services qui, mutuellement échangés, donnent tant de liant et de charme aux relations sociales; il va au-devant des désirs; il offre l'appui de son bras, il cède sa place à un vieillard, à une femme, à un enfant; son premier mouvement est de se mettre à leur disposition s'il les voit dans quelque embarras, sans se préoccuper de leur condition, de leur fortune, de leur nationalité, sans regarder à la gène qu'il éprouvera lui-même. C'est une bienveillance naturelle qui le pousse, c'est un instinct; son caractère le veut ainsi; il pratique sans effort et presque sans y songer, jusque dans ses conséquences en apparence les plus insignifiantes, la grande et belle maxime de Ménandre traduite par Térence: " Je suis homme, et tout ce qui intéresse l'homme me touche le cœur."
Un Anglais (nous réservons, bien entendu, une large part aux exceptions dans l'un et l'autre pays), un Anglais ne paraît pas même comprendre cette expansion incessante de la politesse française; loin de l'envier ou de vouloir l'imiter, il ne l'estime pas: il la trouve irréfléchie, exagérée, indiscrète. Il regarde comme un manque de dignité, de respect de soi-même, de se jeter avec cette ardeur subite au service de tout le monde sans que l'on y soit invité.
Nous nous rappelons avoir vu, dans certaine caricature, un gentleman lorgnant d'un air impassible un homme qui se noie et s'excusant de ne ne pas lui porter secours par cette réflexion: "Je le connais pas; il ne m'a pas été présenté!". C'est une mauvaise plaisanterie. Un Anglais honnête homme n'hésitera jamais à rendre un service considérable dans des circonstances graves: il exposera sa vie, même sa bourse. Mais, généralement, n'attendez pas de lui qu'il fasse un pas en dehors de son chemin, qu'il cède un pouce de son siège, qu'il se range de côté, qu'il tende la main, qu'il sacrifie quoi que ce soit de ses aises pour des personnes qui lui sont inconnues, fussent-elles ses compatriotes. Le "chacun pour soi" est sa maxime en tout ce qui ne touche pas à des intérêts plus profonds que ceux où il s'agit seulement de se montrer civil, complaisant, aimable, et l'usage de son pays approuve qu'il ne s'impose aucune gène pour quiconque ne lui a pas été "présenté"!
"Etre présenté" est donc une affaire d'importance en Angleterre. C'est une formalité essentielle qui donne droit à des égards en même temps qu'à des services. Elle est soumise à certaines règles qu'on a garde de transgresser si l'on est un homme poli à la manière anglaise; et il faut reconnaître que quelques unes de ces règles sont vraiment raisonnables.
Par exemple, jamais on ne doit présenter une personne à une autre à l'improviste, sans s'être assuré auparavant que cette présentation sera agréable à toutes deux. Nous n'y regardons pas de si près en France, par le motif que chez nous cette cérémonie n'engage à rien. Nous ne sommes guère obligés qu'à tirer notre chapeau à une personne qui, dans un salon ou dans une promenade, nous aura été nommée et avec laquelle nous aurons une seule fois échangé un salut. Il n'en est pas ainsi en Angleterre, et celui qui vous a été présenté selon les règles aurait droit de se tenir pour offensé si vous paraissiez ensuite ne pas vous souvenir de lui ou si même vous refusiez un de ces légers services que nous accordons à ce que nous appelons des "connaissances". Mais il faut qu'il y ait eu véritablement présentation: une conversation que l'on aura soutenue avec un inconnu, en un lieu public, ou même chez un ami commun, si longue, si familière, si sympathique qu'elle ait été, n'équivaut jamais à une présentation. Un gentleman que vous aborderiez aujourd'hui parce qu' hier, sur le pont d'un bateau ou dans un restaurant, il aura causé avec vous une heure durant, vous regardera d'un air étonné, glacial et vous tournera le dos: il ne sait pas qui vous êtes; "vous ne lui avez pas été présenté."
Il est très-rare, du reste, qu'un Anglais adresse la parole à une personne qu'il ne connait pas, dans un café, un spectacle, ou dans une promenade, ou même dans une voiture publique: si vous lui faites des avances, il pourra même vous laisser apercevoir une défiance blessante: vous lirez dans son regard qu'il vous soupçonne de quelque motif secret d'intérêt et qu'il craint d'être votre dupe.
En France, on se conduit dans des circonstances analogues d'après un principe opposé. Nous croyons sincèrement la plupart de nos semblables dignes de notre sympathie et de notre estime: nous avons confiance; c'est à regret que nous témoignons de la froideur et que nous nous décidons au soupçon; l'improbité, l'indignité morale, les motifs intéressés, malveillants ou perfides, ne nous viennent pas à la pensée, et ce ne sont très-certainement que des exceptions: pourquoi donc les supposer sans cause? Pourquoi, par un respect exagéré de nous-mêmes ou par une méfiance injurieuse et que rien n'autorise, nous priver de ce libre et agréable échange de pensées et de sentiments qui provoquent la réflexion, étend les connaissances, multiplie les points de vue de l'expérience, et met en communication les esprits destinés à vivre dans le même temps sur cette terre où il n'y a déjà que trop d'obstacles presque insurmontables à leur rapprochement et à leur union? Une conversation d'ailleurs n'est pas un pacte, et la politesse nous enseigne le moyen d'arrêter ou de refroidir au degré qui nous parait nécessaire une relation qui cesse de nous convenir: ce moyen est simplement un redoublement de politesse d'autant plus significative qu'elle devient plus cérémonieuse; toute personne intelligente comprend ce langage et se retire.
Un tort assez commun, en France, est de prodiguer des lettres d'introduction; une conséquence inévitable de cet abus est qu'elles ont perdu presque toute valeur. On ne les considère plus trop souvent que comme une manière de se délivrer d'importunités qu'on n'ose pas rudoyer. Certains artifices de style ou des contre-lettres avertissent les amis auxquels on écrit qu'il n'y a pas lieu de tenir compte des recommandations de cette sorte, et les porteurs, après avoir obtenu une audience et quelques paroles honnêtes, se trouvent en réalité éconduits. En Angleterre, une lettre d'introduction ne se donne pas légèrement, et elle est généralement suivie d'une invitation à dîner et d'une offre sincère de services.
L'étranger qui vient en Angleterre avec une lettre adressée à un chef de famille par une personne de bonne foi et qui a des titres pour l'écrire, est assurée d'un accueil aussi bienveillant et aussi chaleureux qu'il serait en droit de l'attendre d'un de ses parents les plus proches ou de l'un de ses meilleurs amis. On le reçoit comme un hôte, on s'attache à lui, on s'empresse d'aller au-devant de tous ses désirs. Dès le matin, on vient lui demander ou combiner avec lui le programme de sa journée; on le conduit, on l'accompagne dans tous les lieux qu'il veut visiter sans lui permettre de prendre sa part d'aucune dépense; on ne lui permet plus d'ouvrir sa bourse. En vain l'étranger s'excuse, supplie, se défend contre tant de prévenances: on n'en tient pas compte, et il semble que pendant son séjour on ait suspendu en sa faveur toute affaire, tout travail, tout intérêt personnel afin de lui appartenir exclusivement. Pour lui faire honneur, on invite chez soi tout ce que l'on connaît de personnes distinguées, et on lui témoigne par mille intentions qu'il est bien réellement le héros de ces fêtes: le voyageur contracte ainsi, bon gré, mal gré, envers son hôte anglais des obligations dont il sera presque impossible de jamais s'acquitter. Il n'est, par exemple, personne à Paris qui, à moins d'être tout à fait oisif, sache trouver le temps nécessaire, pour accompagner un étranger pendant plusieurs journées, et se faire son cicérone dans tous les monuments et dans toutes les promenades de la capitale. On se croira quitte envers lui lorsqu'on l'aura reçut à sa table et conduit à un spectacle; cependant on ne lui aura pas rendu la centième partie de ses soins. Il faut vraiment admirer ces habitudes hospitalières des Anglais qui ont résisté à tous les changements de la civilisation; ce n'est point là une politesse superficielle, et on ne saurait sans injustice méconnaître sous ce rapport leur supériorité sur nous.
Magasin pittoresque, octobre 1853.
La politesse d'un Français est universelle. Partout et avec tous elle est souriante, active, empressée. Un Français est poli vis-à-vis de personnes même qu'il ne connait pas, qu'il n'a jamais vues, qu'il rencontre une fois par hasard et que, suivant toute apparence, il ne trouvera plus jamais sur sa route: il n'attend pas qu'on lui demande un de ces légers services qui, mutuellement échangés, donnent tant de liant et de charme aux relations sociales; il va au-devant des désirs; il offre l'appui de son bras, il cède sa place à un vieillard, à une femme, à un enfant; son premier mouvement est de se mettre à leur disposition s'il les voit dans quelque embarras, sans se préoccuper de leur condition, de leur fortune, de leur nationalité, sans regarder à la gène qu'il éprouvera lui-même. C'est une bienveillance naturelle qui le pousse, c'est un instinct; son caractère le veut ainsi; il pratique sans effort et presque sans y songer, jusque dans ses conséquences en apparence les plus insignifiantes, la grande et belle maxime de Ménandre traduite par Térence: " Je suis homme, et tout ce qui intéresse l'homme me touche le cœur."
Un Anglais (nous réservons, bien entendu, une large part aux exceptions dans l'un et l'autre pays), un Anglais ne paraît pas même comprendre cette expansion incessante de la politesse française; loin de l'envier ou de vouloir l'imiter, il ne l'estime pas: il la trouve irréfléchie, exagérée, indiscrète. Il regarde comme un manque de dignité, de respect de soi-même, de se jeter avec cette ardeur subite au service de tout le monde sans que l'on y soit invité.
Nous nous rappelons avoir vu, dans certaine caricature, un gentleman lorgnant d'un air impassible un homme qui se noie et s'excusant de ne ne pas lui porter secours par cette réflexion: "Je le connais pas; il ne m'a pas été présenté!". C'est une mauvaise plaisanterie. Un Anglais honnête homme n'hésitera jamais à rendre un service considérable dans des circonstances graves: il exposera sa vie, même sa bourse. Mais, généralement, n'attendez pas de lui qu'il fasse un pas en dehors de son chemin, qu'il cède un pouce de son siège, qu'il se range de côté, qu'il tende la main, qu'il sacrifie quoi que ce soit de ses aises pour des personnes qui lui sont inconnues, fussent-elles ses compatriotes. Le "chacun pour soi" est sa maxime en tout ce qui ne touche pas à des intérêts plus profonds que ceux où il s'agit seulement de se montrer civil, complaisant, aimable, et l'usage de son pays approuve qu'il ne s'impose aucune gène pour quiconque ne lui a pas été "présenté"!
"Etre présenté" est donc une affaire d'importance en Angleterre. C'est une formalité essentielle qui donne droit à des égards en même temps qu'à des services. Elle est soumise à certaines règles qu'on a garde de transgresser si l'on est un homme poli à la manière anglaise; et il faut reconnaître que quelques unes de ces règles sont vraiment raisonnables.
Par exemple, jamais on ne doit présenter une personne à une autre à l'improviste, sans s'être assuré auparavant que cette présentation sera agréable à toutes deux. Nous n'y regardons pas de si près en France, par le motif que chez nous cette cérémonie n'engage à rien. Nous ne sommes guère obligés qu'à tirer notre chapeau à une personne qui, dans un salon ou dans une promenade, nous aura été nommée et avec laquelle nous aurons une seule fois échangé un salut. Il n'en est pas ainsi en Angleterre, et celui qui vous a été présenté selon les règles aurait droit de se tenir pour offensé si vous paraissiez ensuite ne pas vous souvenir de lui ou si même vous refusiez un de ces légers services que nous accordons à ce que nous appelons des "connaissances". Mais il faut qu'il y ait eu véritablement présentation: une conversation que l'on aura soutenue avec un inconnu, en un lieu public, ou même chez un ami commun, si longue, si familière, si sympathique qu'elle ait été, n'équivaut jamais à une présentation. Un gentleman que vous aborderiez aujourd'hui parce qu' hier, sur le pont d'un bateau ou dans un restaurant, il aura causé avec vous une heure durant, vous regardera d'un air étonné, glacial et vous tournera le dos: il ne sait pas qui vous êtes; "vous ne lui avez pas été présenté."
Il est très-rare, du reste, qu'un Anglais adresse la parole à une personne qu'il ne connait pas, dans un café, un spectacle, ou dans une promenade, ou même dans une voiture publique: si vous lui faites des avances, il pourra même vous laisser apercevoir une défiance blessante: vous lirez dans son regard qu'il vous soupçonne de quelque motif secret d'intérêt et qu'il craint d'être votre dupe.
En France, on se conduit dans des circonstances analogues d'après un principe opposé. Nous croyons sincèrement la plupart de nos semblables dignes de notre sympathie et de notre estime: nous avons confiance; c'est à regret que nous témoignons de la froideur et que nous nous décidons au soupçon; l'improbité, l'indignité morale, les motifs intéressés, malveillants ou perfides, ne nous viennent pas à la pensée, et ce ne sont très-certainement que des exceptions: pourquoi donc les supposer sans cause? Pourquoi, par un respect exagéré de nous-mêmes ou par une méfiance injurieuse et que rien n'autorise, nous priver de ce libre et agréable échange de pensées et de sentiments qui provoquent la réflexion, étend les connaissances, multiplie les points de vue de l'expérience, et met en communication les esprits destinés à vivre dans le même temps sur cette terre où il n'y a déjà que trop d'obstacles presque insurmontables à leur rapprochement et à leur union? Une conversation d'ailleurs n'est pas un pacte, et la politesse nous enseigne le moyen d'arrêter ou de refroidir au degré qui nous parait nécessaire une relation qui cesse de nous convenir: ce moyen est simplement un redoublement de politesse d'autant plus significative qu'elle devient plus cérémonieuse; toute personne intelligente comprend ce langage et se retire.
Un tort assez commun, en France, est de prodiguer des lettres d'introduction; une conséquence inévitable de cet abus est qu'elles ont perdu presque toute valeur. On ne les considère plus trop souvent que comme une manière de se délivrer d'importunités qu'on n'ose pas rudoyer. Certains artifices de style ou des contre-lettres avertissent les amis auxquels on écrit qu'il n'y a pas lieu de tenir compte des recommandations de cette sorte, et les porteurs, après avoir obtenu une audience et quelques paroles honnêtes, se trouvent en réalité éconduits. En Angleterre, une lettre d'introduction ne se donne pas légèrement, et elle est généralement suivie d'une invitation à dîner et d'une offre sincère de services.
L'étranger qui vient en Angleterre avec une lettre adressée à un chef de famille par une personne de bonne foi et qui a des titres pour l'écrire, est assurée d'un accueil aussi bienveillant et aussi chaleureux qu'il serait en droit de l'attendre d'un de ses parents les plus proches ou de l'un de ses meilleurs amis. On le reçoit comme un hôte, on s'attache à lui, on s'empresse d'aller au-devant de tous ses désirs. Dès le matin, on vient lui demander ou combiner avec lui le programme de sa journée; on le conduit, on l'accompagne dans tous les lieux qu'il veut visiter sans lui permettre de prendre sa part d'aucune dépense; on ne lui permet plus d'ouvrir sa bourse. En vain l'étranger s'excuse, supplie, se défend contre tant de prévenances: on n'en tient pas compte, et il semble que pendant son séjour on ait suspendu en sa faveur toute affaire, tout travail, tout intérêt personnel afin de lui appartenir exclusivement. Pour lui faire honneur, on invite chez soi tout ce que l'on connaît de personnes distinguées, et on lui témoigne par mille intentions qu'il est bien réellement le héros de ces fêtes: le voyageur contracte ainsi, bon gré, mal gré, envers son hôte anglais des obligations dont il sera presque impossible de jamais s'acquitter. Il n'est, par exemple, personne à Paris qui, à moins d'être tout à fait oisif, sache trouver le temps nécessaire, pour accompagner un étranger pendant plusieurs journées, et se faire son cicérone dans tous les monuments et dans toutes les promenades de la capitale. On se croira quitte envers lui lorsqu'on l'aura reçut à sa table et conduit à un spectacle; cependant on ne lui aura pas rendu la centième partie de ses soins. Il faut vraiment admirer ces habitudes hospitalières des Anglais qui ont résisté à tous les changements de la civilisation; ce n'est point là une politesse superficielle, et on ne saurait sans injustice méconnaître sous ce rapport leur supériorité sur nous.
Magasin pittoresque, octobre 1853.
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