Sobriquets nationaux.
Le Petit Français Illustré, Journal des écoliers et des écolières, n° 209, 28 novembre 1903.
Il y a quelques mois s'éteignait en Angleterre un homme qui avait fait la fortune d'un mot, ce qui ne l'a pas empêché de mourir parfaitement pauvre lui-même et presque ignoré. Cet homme s'appelait Mac-Dermott. Il était écossais de naissance et chanteur de profession. Sa voix n'avait pas le timbre puissant qui fait les grands artistes; il ne touchait pas des cachets extraordinaires. C'était un simple tenorino de café-concert. En 1878, quand l'horizon politique se rembrunissait et qu'une étincelle, d'un moment à l'autre, pouvait mettre le feu aux poudres entre l'Angleterre et la Russie, Mac-Dermott lança une chanson qui avait pour refrain: By Jingo, "par Jingo"!
Personne, jusqu'alors, n'avait entendu parler de Jingo. On ne s'était jamais avisé d'appeler ainsi les soldats anglais. Par hasard, le nom sembla drôle; la chanson était bien tournée; la musique facile à retenir. Jingo, symbolisa tout de suite le patriotisme britannique. On fut un Jingo, comme on était jusqu'à cette époque un whig ou un tory, comme on est en France un "chauvin". Et de Jingo naquit le jingoïsme, comme est justement né chez nous le chauvinisme. L'esprit humain est le même sous tous les climats et sous toutes les latitudes.
Il est remarquable, du reste, que presque tous les noms de partis, en Angleterre, sont logés à la même enseigne que le jingoïsme, et ont presque tous une origine populaire. Les puritains, au temps de Cromwell, étaient moins connus sous ce nom, qu'ils avaient pris à cause de la "pureté" de leurs principes, que sous celui de Bound-Heads ou Tête-Rondes, que les royalistes leur avaient donné à cause de leurs cheveux coupés ras, tandis qu'eux-mêmes portaient ces belles chevelures bouclées que nous leur voyons encore dans les tableaux de l'époque. Il est vrai que les Tête-Rondes ne demeuraient point en reste avec les partisans du roi. Ceux-ci s'appelaient entre eux les loyalistes, c'est à dire les hommes loyaux, fidèle à Charles 1er. Mais leurs adversaires les avaient baptisés Malignants (malveillants), et c'est finalement ce nom qui prévalut, comme celui des Bound-Heads pour les puritains.
Bound-heads et Malignants ne survécurent pas à la première guerre civile. Celles qui suivirent leur substituèrent les noms de whigs et de tories qui se sont maintenus jusqu'à nous.
Or, que veut dire le mot whig? En Écossais, whig désigne une espèce de petit lait ou de crème aigre, et l'on crut longtemps que c'était là l'origine du mot. On se trompait et Walter Scott le prouva.
"Whig, dit-il, est une contraction de to whig a more, expression dont se servent les paysans de l'ouest de l'Ecosse pour faire avancer leurs montures. To whig signifie aller vite; to whig a more, aller plus vite. les paysans de ces cantons furent ainsi surnommés dans une insurrection qu'ils firent en 1648, et ce surnom fut appliqué par extension aux Covenantaires (partisans du Covenant), aux parlementaires, aux mécontents, et en général à tout membre de l'opposition antiroyaliste.
Whig est d'origine écossaise; tory est d'origine irlandaise. Il paraît que les voleurs, en Irlande, se servaient de l'expression torie me "donner-moi" (c'est à dire donnez-moi votre argent), formule qui équivalait à l'expression française: "la bourse ou la vie", dont servaient nos détrousseurs de grande route. Les voleurs irlandais furent de là surnommés tories, et le sobriquet passa ensuite des voleurs eux-mêmes aux partisans de Jacques II, qui étaient en grand nombre irlandais et catholiques.
Les expressions de whigs et de tories ont pris depuis lors une acceptation quelque peu différente. Après la tentative du prétendant Charles-Edouard, en 1745, et l'affermissement définitif de la dynastie de Hanovre, les Anglais se subdivisèrent en tories et en whigs, suivant qu'ils étaient conservateurs ou libéraux. Il a fallu attendre jusqu'en 1878 pour qu'un nouveau surnom politique, lancé par un chanteur de café-concert, vint rompre les cadres des anciens partis. Il est vrai que, dans l'intervalle, l'"impérialisme" était né. A une nouvelle classification politique, il fallait un nouveau sobriquet populaire; le jingoïsme fut ce sobriquet.
Notre "chauvinisme" est d'origine plus ancienne. Chauvin a du reste sur Jingo la supériorité d'être non une entité, mais un personnage en chair et en os.
"C'était, dit M. Georges Montorgueil, un vieux soldat de la république, né à Rochefort, et prénommé Nicolas. Il avait été de toutes les affaires. Il s'était battu comme un lion; un boulet lui enleva trois doigts; un biscaïen lui fractura l'épaule; une balle lui déchira le front. Il aurait pu dire, avec le maréchal de Saxe, qu'il n'avait plus d'entier que le cœur. La patrie reconnut ses bons services. Il reçut un sabre d'honneur, le ruban rouge et une pension de treize sous par jour. La bravoure n'exclut pas la naïveté. Chauvin était d'une innocence puérile. L'ingéniosité de ses réparties, la balourdise de ses remarques, l'enfantillage de ses propos, faisaient la joie des vieux grognards, ses camarades. Sa réputation d'extraordinaire candeur était l'objet des conversations dans le bivouac. On citait ses mots; on disait ses luneries; sa renommée passa des camps dans le public: Chauvin devint populaire."
Encore lui fallait-il une consécration, que les événements lui firent attendre jusqu'au règne de Louis-Philippe, et, quand cette consécration lui fut donnée, Nicolas Chauvin était mort.
Mais la baguette magique des frères Coignard, l'allait brusquement ressusciter. En 1831, la scène des Folies-Dramatiques donna de ces auteurs, aujourd'hui bien oubliés, une petite pièce intitulée: la Cocarde tricolore, et dont le héros principal n'était autre que Nicolas Chauvin.
L'action se passait en Afrique. Chauvin, simple soldat comme Jingo, se battait contre les Arabes, faisait le diable à quatre, et, de retour au camp, emplissait la veillée des éclats de sa verve patriotique et funambulesque tout ensemble:
J'ai tant mangé de chameau, de chameau, de chameau
Que j'en ai le ventre comme un tonneau, un tonneau, un tonneau...
Ces plaisanteries soldatesques eurent un succès prodigieux. Tout Paris courut voir Chauvin; la ronde du chameau fit fureur, et on la chanta encore quand la pièce avait épuisé sa carrière et n'était plus qu'un souvenir.
Français et Anglais, nous ne sommes pas d'ailleurs les seuls peuples à qui un refrain de café-concert, un couplet de chanson plus ou moins bien trouvé ait infligé un sobriquet qui a fini par passer dans l'histoire. Les Américains sont logés à la même enseigne que nous. Leur surnom de Yankees, d'après certains auteurs comme Dezobry et Bachelet, leur serait venu de la manière défectueuse dont les nègres et les Peaux-Rouges, enrôlés sous leurs drapeaux, prononçaient le mot English. Mais ils oublient d'ajouter que la fortune de ce surnom date du Yankee doodle, chanson satirique que les Anglais fredonnaient en entrant en campagne contre ces "sots garçons" dont ils ne pensaient faire qu'une bouchée, et qui leur infligèrent une si formidable raclée. Les "insurgents", loin se s'offusquer du couplet et de la manière dont ils étaient traités, trouvèrent plaisant de se l'approprier et d'en faire une façon d'hymne national.
C'est aux accents du Yankee doodle que les anglais étaient entrés en campagne: ce fut aux accents du même air que les Américains les battirent à plate couture. Avouez qu'on ne pouvait prendre une revanche plus spirituelle et plus complète tout ensemble.
Charles Le Goffic.
Le Petit Français Illustré, Journal des écoliers et des écolières, n° 209, 28 novembre 1903.
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