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vendredi 1 mai 2015

Ce que gagnent les pick-pockets.

Ce que gagnent les pick-pockets.


Je reçus dernièrement la visite d'un jeune confrère anglais, pickpocket par goût, qui continue les glorieuses traditions d'une famille où l'on arrive presque toujours à être pendu.
- Certes, me disait mon gentleman, le métier d'escamoteur de bourses n'est pas sans périls, mais, à l'encontre de l'opinion communément admise, il nourrit encore fort bien son homme. Ainsi en me rendant à votre villa, ce matin, du Louvre à Versailles, j'ai rencontré douze porte-monnaie, maigre récolte, il est vrai! A peine cinquante francs.
"J'ose affirmer, qu'en Angleterre, les goussets sont mieux garnis. Il m'arrive là-bas de récolter de 1.250 à 1.500 francs en une semaine.
- Vous vous moquez d'un "ancien"?
- Non pas, cher monsieur! Ainsi, lors des obsèques de la reine Victoria, j'ai "fait" davantage encore. Un enterrement national, quelle aubaine!
"D'excellents citoyens pleurent de vrais larmes! On abuse de leur sensibilité! D'autres élèvent leurs enfants sur leurs bras tendus pour permettre aux bébés d'admirer le cortège, et ils nous livrent des poches sans défense.
- Le couronnement du roi Edouard vous a valu de belles recettes, n'est-ce pas?
- Non, non! ça ne vaut rien, les sacres de roi ou d'empereur! Les badauds sont venus de loin. Et ils vident leurs poches entre les mains des taverniers, des logeurs, des marchands de bonnes places, ne laissant que maigres espèces aux nôtres.
- Quelles sont, à part les cérémonies officielles, vos meilleures journées de gain?
- Les élections, les meetings corporatifs, les incendies! Ah! les incendies, quelles fêtes pour les voleurs! Il m'est arrivé, il y a peu, en compagnie de deux confrères, de sonner les cloches la nuit dans une petite ville d'Ecosse.
"Les gens se ruaient hors de leurs maisons en une panique vraiment pittoresque, emportant leurs valeurs et leur numéraire. Avec de grands cris et des gestes de fous, ils erraient dans les rues: "C'est le feu!- Non! les grévistes vont piller la ville!". Nous étions partout; des policiers eux-mêmes, nous livraient leur maigre bourse avec une docilité touchante. 




Bref, le coup rapporta à la bande cinq mille francs! Et nous opérions à l'aveuglette, ne connaissant pas les notables... je veux dire les moutons les plus gras. Le lendemain, on trouvait force billon dans les rues de X... Nous avions jeté les sous.
- Et que deviennent les détectives.
- Oh! Nous sommes surveillés de près, de trop près... N'empêche que ces messieurs n'ont pas toujours le beau rôle dans nos rencontres.
"Avant-hier je revenais d'Oxford, où l'on avait joué une partie de foot-ball qui attire, tous les ans, deux ou trois cent mille spectateurs. Sur le terrain, j'avais cueilli environ trois cents francs. Et dans le tramway qui me ramenait au logis, je songeais à me délester au plus vite des porte- monnaie qui gonflaient les poches de mon pardessus. Les paysans ont la manie d'enfermer leur argent dans des récipients en cuir larges et profonds comme des outres. Ce ne sont pas des bourses, mais des sacoches.
"Soudain, j'aperçus dans la voiture, assis en face de moi, un campagnard rougeaud qui observait tantôt mes mains, tantôt un panier à double couvercle déposé à ses pieds. Le manège du bonhomme m'intrigua, puis... me rendit inquiet. Cet homme m'invitait par trop évidemment à explorer sa machine en osier. Je pensai: "C'est un détective qui exagère ses naïvetés de faux villageois!"




" Je profite du passage d'un voyageur pour glisser dans le colis de mon adversaire une poignée de porte-monnaie encore lourds de leurs gros sous."
" Aussitôt l'homme se lève, me saisit au collet:
"- Vous êtes un voleur! je vous arrête!
"- Voleur vous-même!"
" Je lui fais hommage de mon meilleur coup de boxeur et d'un coup de pied renverse son panier.
" Les porte-monnaie et le billon roulent dans la voiture. Tous les voyageurs se précipitent sur le détective maladroit. Je pris le large. j'étais sauvé.




- Je vois bien que le métier de pickpocket pratiqué par un garçon ingénieux demeure la plus fructueuse des professions libérales. Mais que deviennent vos gains... fabuleux?
- Nous avons nos banques particulières à Londres comme à Paris. Et vous n'ignorez pas, en votre qualité "d'ancien", que, durant le travail même, nous chargeons notre associé (le plus souvent une femme) de mettre en lieu sûr le butin conquis. Certains d'entre nous "placent", économisent, si vous voulez, mille francs par semaine. Nous deviendrions riches au bout de peu de temps sans l'intervention des agents de Scotland-Yard. Mais vous savez que les pickpockets les plus heureux n'arrivent guère qu'à travailler durant cinq à six années. Et nos frais sont considérables. Un grand voleur en tournée sur le continent ne dépense pas moins de cent cinquante francs par jour.
Je connais pourtant un pickpocket possédant à Londres deux ou trois maisons. Et c'est, comme vous dites, un "proprio" détestable. Au moindre retard dans le paiement de leurs loyers, il traîne les honnêtes gens devant la justice.
- Et vous, jeune homme, quel emploi faites-vous des largesses de Mercure, votre patron?
- Je ne sais. L'argent me quitte aussi aisément qu'il m'est venu. Je pourrai pauvre, comme Charles Peace, d'illustre mémoire.
- Charles Peace?
- Notre voleur national... Il ne savait pas conserver le bien périlleusement acquis.
" Charles Peace, quand il parcourait Londres, s'amusait souvent à dépouiller les voyageurs de leurs bourses pour l'unique plaisir de répartir ensuite l'argent selon sa fantaisie. Au pauvre diable, il glissait la pochette du financier et chargeait la riche boutiquière de la Cité d'un morceau de bas de laine bourré de pence, extirpé à quelque pauvresse. Ces opérations ne tardaient pas à mettre en émoi la voiture publique. Et Peace, vêtu en clergyman, riait "en dedans" de la fureur des uns et de l'hébétement des autres.
"D'ailleurs, dans la vie,  le grand artiste jouait volontiers le rôle de la providence aveugle ou... distraite. Il a donné le nécessaire à des nichées de bambins et payé leur loyer à des vieillards qui avaient payé le crime pendant leur jeunesse, de vouloir vivre seulement d'une tâche honnête!
- Vous n'êtes qu'un sceptique!
- Qu'importe! Je dois subir ma vocation et voler pour le plaisir, pour le péril aussi de voler.
Et mon anglais s'en fut à ses affaires, c'est à dire (pour parodier Dumas fils)... aux affaires des autres.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 22 janvier 1905.

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