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mardi 5 mai 2015

Ceux dont on parle.

Jeanne Bloch.

Mlle Jeanne Bloch est, depuis quelques années, le clou du café-concert de la Cigale. Quand je dis le clou, il ne faut pas prendre ce terme à la lettre, car il donnerait de Mlle Jeanne Bloch, à ceux qui ne la connaissent pas, une image quelque peu inexacte. On dit couramment d'une personne qu'elle est maigre comme un clou, et ce n'est pas du tout, grâce à Dieu (si tant est que Dieu ait mis les mains à une création aussi peu réussie), le cas le Mlle Jeanne Bloch. 
Il ne serait pas plus vrai de prétendre qu'elle ne vaut pas un clou, car, en échange de l'esthétique qui lui manque, elle a reçu un talent très farce et qu'elle sait accommoder à sa taille burlesque. Mais si l'on voulait absolument trouver dans la quincaillerie une image applicable à Mlle Jeanne Bloch, on pourrait se figurer plus exactement un piton très grossi, sans préjudice de celui qu'elle a sur la figure, vulgairement appelé nez.



Mlle Jeanne Bloch a débuté très jeune au concert, vers 1875. Elle avait alors une quinzaine d'années et exhibait ses charmes précoces sur un scène minuscule de la rue du Château-d'Eau dont le nom était le Dix-neuvième Siècle et qui  s'appelle aujourd'hui Théâtre des Fantaisies Modernes. Ses parents, modestes commerçants, tenaient, place des Vosges, une boutique d'instruments d'optique, sans oublier, selon la formule usuelle "les spécialités pour la vue". Jeanne Bloch, que le commerce n'attirait pas, se produisit d'abord sur les planches dans les rôle d'enfant et se tailla par la suite une grande réputation dans le genre bouffon.
Pendant longtemps, sa spécialité a été la chanson militaire, et son costume, un képi, un simple petit képi posé crânement en arrière; ce qui ne veut pas dire, rassurez-vous, que Mlle Jeanne Bloch n'avait pour tout vêtement qu'un képi, mais que son travail se bornait à cette coiffure. Grâce à cet accessoire et à ses grimaces, elle faisait du banal tourlourou une caricature des plus amusantes.
Par malheur, elle eut un jour l'idée, l'idée néfaste, de faire une tournée jusqu'à Berlin et d'y empoter son képi. C'est une vérité unanimement reconnue que lorsque tous les sentiments patriotiques seront bannis de tous les pays, ils se réfugieront au café-concert. Les bons Français ne purent admettre qu'on allât tourner en ridicule à l'étranger notre brave Pitou et faire croire aux Allemands que nos militaires ressemblaient tous à Jeanne Bloch. Quand elle eut l'audace de reparaître en public, un bel élan d'indignation secoua la foule. L'orchestre s'émut, les loges s'agitèrent, les galeries se fâchèrent, et le poulailler, frénétique, la pria sans ménagement de sortir. C'est ainsi qu'elle quitta la Scala et s'en fut demander salle à la Cigale, où elle retrouva sa fortune.
Tentés par les succès de l'aînée, son jeune frère et sa petite sœur ont à leur tout quitté la boutique paternelle pour le concert; le premier sous le nom de Stival a fait des imitations assez réussies. La seconde s'exhibe sous le nom de Bloquette. Et voilà comment la famille Bloch, en changeant de métier, n'a pas cessé de tenir des "spécialités pour la vue".

                                                                                                                Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 12 février 1905.

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