Le marchand d'habits.
La physionomie de l'ancien Paris tend chaque jour à s'effacer davantage. Quand les Parisiens d'il y a trente ans reviennent dans leur ville, ils ne la reconnaissent plus; ses rues sont larges et spacieuses, il est vrai; on voit à chaque carrefour des squares et des places aérées; ses maisons s'élèvent alignées comme autant de palais; mais chaque coup de la pioche du démolisseur emporte quelque vieux et cher souvenir, et l'ancien habitant de Paris, qui revient visiter sa ville natale, passe le cœur serré quand, à la place où s'élevait la vieille maison où son père est mort, où lui-même est né, et à l'ombre de laquelle il venait évoquer de chers souvenirs, il retrouve une maison neuve haute de six étages: la cour, jadis verdoyante et gaie, aux arbres de laquelle des oiseaux chanteurs venaient au printemps suspendre leurs nids, a disparu sous cet amas de pierres, et les habitants de la maison nouvelle n'ont à la place qu'un puits d'air dont le vue seule étouffe. C'est qu'à présent, il n'y a plus guère de Parisiens; nous avons une ville cosmopolite où tous viennent échouer pendant quelque temps sans y prendre racine; ceux qui y demeurent aujourd'hui n'y étaient pas hier, n'y seront peut être plus demain; ils n'ont ici ni leurs souvenirs ni leurs espérances; ils vont de maison en maison sans s'attacher à aucune par les souvenirs qu'elle leur laisse: comme les oiseaux quand vient l'été, ils changent souvent l'arbre qui doit porter leur nid.
Les Parisiens d'autrefois aimaient leur vieille ville, avec ses rues étroites, ses monuments noircis par les siècles, ses églises où de génération en génération on venait prier le même Dieu; ils aimaient, en parcourant les rues, les places où l'histoire avait aussi ses souvenirs, à évoquer les époques où elles avaient été le théâtre d'événements glorieux ou douloureux pour la France.; ils songeaient, en revoyant le Louvre, à Catherine de Médicis et à Henri IV; en passant par les rues tumultueuses de la vieille Cité, aux luttes de la Ligue et de la Fronde; chaque quartier avait son langage, ses souvenirs, dont la truelle des maçons a emporté un à un tous les lambeaux. Paris a maintenant l'aspect de ces ville d'Amérique, qui sont grandes et belles, mais dont l'uniformité même a quelque chose de monotone qui redit que les siècles n'ont pas apporté chacun leur pierre à ces cités modernes, qui n'ont pour passé que le néant, et, au moment où nous écrivons, il serait impossible à Picard et à Mazère d'écrire leur comédie des Trois Quartiers.
Puis Paris avait, à chaque partie de la journée, des passants différents. Dès le point du jour, quand la ville s'éveillait, elle était sillonnée par une véritable armée de crieurs: il y avait les rétameurs, les raccommodeurs de fontaines, les marchands de cartons, les repasseurs de couteaux, les vitriers, les ramoneurs, les marchands des quatre saisons, les marchands d'habits-galons; ces derniers succédaient aux chiffonniers, qui parcourent la ville pendant la nuit, et c'était un étrange concert de cris de toute sorte qui retentissaient dans la ville à moitié assoupie et la faisait sortir de son silence nocturne.
Je me suis toujours demandé comme ces pauvres gens, dont l'industrie est si précaire, pouvaient vivre. On les voyait toujours chantant dans les rues, faisant la réclame pour leurs articles que personne ne demandait et recommençant chaque matin les mêmes courses, les mêmes cris, sans plus de résultat apparent. Maintenant leur race tend de plus en plus à disparaître; les petits ramoneurs, qui dès le matin parcouraient nos rues en grelottant de froid, leur marmotte sur le bras, et montrant leurs dents blanches en demandant un petit sou, diminuent chaque année; les gros commerçants, comme ces brochets qui, dans les étangs, dévorent les petits poissons, absorbent tout peu à peu et détruisent ces pauvres et maigres industries qui donnaient au moins un morceau de pain chaque soir à celui qui l'exerçait. Tous les marchands prennent maintenant le titre pompeux d'entrepreneurs, et dans les maisons nouvelles, ils entreprennent jusqu'au ramonage d'une simple cheminée, ils entreprennent le raccommodage des vitres cassées, que sais-je? Ils entreprennent tout.
Mais on n'a pas encore entrepris les vieux habits, et, à peu près seul de sa race, maintenant, le marchand d'habits-galons subsiste. Il parcourt chaque matin les quartiers les plus riches de la ville, quelques hardes passées à la main, car il n'est pas comme le marchand d'habit du Caire, que M. Gérôme nous a montré à la dernière exposition, portant délicatement sur son bras une pièce de satin rose d'une irréprochable fraîcheur et une carabine au fin manche manche de nacre de perle. Non, le marchand d'habits-galons n'est pas si élégant à Paris; tout ce qu'il traîne sur son épaule est fané, sans être déguenillé cependant; il va dans les grandes maisons, dont les domestiques le connaissent et lui réservent la défroque des maîtres du logis; il va dans la quartier des écoles, où il a une ample moisson à faire parmi les étudiants auxquels un paletot d'hiver, resté dans l'armoire quand vient l'été, paraît bien pesant lorsque la bourse devient légère; c'est là que le marchand d'habits fait des marchés d'or. La mise de fond n'est pas considérable, ses frais d'installation ne sont pas coûteux; aussi s'enrichit-il souvent quand la passion de la boisson ne l'atteint pas, et il l'a quelquefois; le gosier se sèche si vite lorsqu'il faut crier.
Si le marchand d'habits parisien fait quelquefois fortune, je crains que le pauvre petit espagnol que représente notre gravure n'ait pas le même bonheur; son commerce ne me paraît pas monté sur une bien grande échelle, puisqu'il n'a pas même de mauvais souliers pour y mettre ses pieds nus, pas une veste pour couvrir sa chemise déchirée. Il crie à tue-tête, le pauvre enfant; mais sa marchandise est si peu tentante et son aspect est si misérable, qu'aucun habitant de la ville n'oserait faire avec lui un commerce, si léger qu'il fut, et qu'on est plutôt tenté de lui mettre dans la main le petit sou si demandé jadis par les ramoneurs. Ce n'est point là qu'il faut étudier le marchand d'habits-galons pour surprendre quelque vestige de son ancienne splendeur et de son ancienne habileté; c'est dans les grandes villes, à Paris ou à Vienne. Ordinairement cette profession est exercée par des Juifs, et il ne font pas mentir la renommée industrielle de leur race. Rien n'est plus curieux que de voir un marchand d'habits-galons marchandant à un étudiant un paletot que celui-ci veut vendre; il le déprécie du haut jusqu'en bas, il trouve que les boutons sont râpés, les galons ternis, les boutonnières déchirées, le collet graisseux, la mode passée; il fait peser dans la balance le moindre grain de poussière pour abaisser le prix qu'il donne du vêtement.
En revanche, si c'est l'étudiant qui achète, le paletot ou l'habit ont été à peine mis, on les a endossés pour un mariage, pour une fête, pour un banquet, pour un bal. Le marchand devrait les vendre pour neufs, et ce n'est qu'à cause de l'habitude qu'il a de faire des affaires avec son jeune client qu'il consent à les céder à un prix aussi réduit. Il fait une mauvaise affaire, il y perd; c'est un marché qu'il se reprochera, et si le jeune homme ne se hâte de conclure, le marchand va emporter la marchandise.
René.
La Semaine des familles, samedi 20 novembre 1869.
Mais on n'a pas encore entrepris les vieux habits, et, à peu près seul de sa race, maintenant, le marchand d'habits-galons subsiste. Il parcourt chaque matin les quartiers les plus riches de la ville, quelques hardes passées à la main, car il n'est pas comme le marchand d'habit du Caire, que M. Gérôme nous a montré à la dernière exposition, portant délicatement sur son bras une pièce de satin rose d'une irréprochable fraîcheur et une carabine au fin manche manche de nacre de perle. Non, le marchand d'habits-galons n'est pas si élégant à Paris; tout ce qu'il traîne sur son épaule est fané, sans être déguenillé cependant; il va dans les grandes maisons, dont les domestiques le connaissent et lui réservent la défroque des maîtres du logis; il va dans la quartier des écoles, où il a une ample moisson à faire parmi les étudiants auxquels un paletot d'hiver, resté dans l'armoire quand vient l'été, paraît bien pesant lorsque la bourse devient légère; c'est là que le marchand d'habits fait des marchés d'or. La mise de fond n'est pas considérable, ses frais d'installation ne sont pas coûteux; aussi s'enrichit-il souvent quand la passion de la boisson ne l'atteint pas, et il l'a quelquefois; le gosier se sèche si vite lorsqu'il faut crier.
Si le marchand d'habits parisien fait quelquefois fortune, je crains que le pauvre petit espagnol que représente notre gravure n'ait pas le même bonheur; son commerce ne me paraît pas monté sur une bien grande échelle, puisqu'il n'a pas même de mauvais souliers pour y mettre ses pieds nus, pas une veste pour couvrir sa chemise déchirée. Il crie à tue-tête, le pauvre enfant; mais sa marchandise est si peu tentante et son aspect est si misérable, qu'aucun habitant de la ville n'oserait faire avec lui un commerce, si léger qu'il fut, et qu'on est plutôt tenté de lui mettre dans la main le petit sou si demandé jadis par les ramoneurs. Ce n'est point là qu'il faut étudier le marchand d'habits-galons pour surprendre quelque vestige de son ancienne splendeur et de son ancienne habileté; c'est dans les grandes villes, à Paris ou à Vienne. Ordinairement cette profession est exercée par des Juifs, et il ne font pas mentir la renommée industrielle de leur race. Rien n'est plus curieux que de voir un marchand d'habits-galons marchandant à un étudiant un paletot que celui-ci veut vendre; il le déprécie du haut jusqu'en bas, il trouve que les boutons sont râpés, les galons ternis, les boutonnières déchirées, le collet graisseux, la mode passée; il fait peser dans la balance le moindre grain de poussière pour abaisser le prix qu'il donne du vêtement.
En revanche, si c'est l'étudiant qui achète, le paletot ou l'habit ont été à peine mis, on les a endossés pour un mariage, pour une fête, pour un banquet, pour un bal. Le marchand devrait les vendre pour neufs, et ce n'est qu'à cause de l'habitude qu'il a de faire des affaires avec son jeune client qu'il consent à les céder à un prix aussi réduit. Il fait une mauvaise affaire, il y perd; c'est un marché qu'il se reprochera, et si le jeune homme ne se hâte de conclure, le marchand va emporter la marchandise.
René.
La Semaine des familles, samedi 20 novembre 1869.
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