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jeudi 10 août 2017

Un festin d'apparat au XVe siècle.

Un festin d'apparat au XVe siècle.


"Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es", répétait un spirituel gastronome; il aurait pu ajouter: "Dis-moi comment tu manges, et je te dirai qui tu es", cette formule n'eût pas été moins vraie que la précédente.
C'est au moyen âge surtout que ces paroles peuvent s'appliquer; dans les détails les plus intimes de la vie privée de cette époque, on retrouve les traces de ce cérémonial inflexible qui avait changé la société en un véritable échiquier, où chacun avait sa place marquée et son rôle désigné d'avance. A plus forte raison, cette tendance se manifestait-elle dans les jours de fête et de solennité. Aussi le tableau d'un de ces festins, que les princes et les rois donnaient de temps à autre, soit à la suite des tournois, soit dans certaines occasions solennelles, renferme-t-il comme un abrégé des mœurs féodales.
Ces festins avaient lieu dans la grande salle de réception qui se trouvait ordinairement dans tous les châteaux. Le petit nombre de celles qui subsistent encore nous étonnent par leur étendue, mais il faut songer que c'était le lieu destiné à la réception des vassaux et des invités, dont le nombre s'élevait parfois très-haut.
Le comte Gaston de Foix donna des fêtes brillantes auxquelles assistèrent dix mille chevaliers; calculez ce que ce nombre peut faire supposer d'écuyers, de valets suivants et de simples curieux. dans cette immense salle s'élevaient trois tables; l'une au fond, parfois montée sur une estrade et recouverte d'un dais, selon le rang et la position officiels du maître de la maison; les autres placées à sa droite et à sa gauche, et courant dans toute la longueur de la salle. Cette disposition n'était pas spéciale aux festins d'apparat, elle se retrouvait dans la vie de chaque jour: la table du fond était toujours occupée par le patron et sa famille, à la table de droite s'asseyaient les domestiques des divers degrés, qui mangeaient en même temps que leur maître, et celle de gauche servait aux voyageurs, aux pèlerins et aux pauvres: l'hospitalité était d'une pratique générale, et il était bien rare qu'à l'heure du dîner on frappât inutilement à la porte du château ou de la ferme. Le repas terminé, le pèlerin reprenait son bourdon, le voyageur sa monture, le pauvre sa besace, sans qu'on lui eût même demandé son nom; mais la plupart du temps, l'étranger payait son écot par un conte, par le récit de ses aventures, ou par le don de quelques coquillages apportés de la terre sainte ou de saint Jacques de Compostelle.
Les jours de fête, les murailles étaient ornés de ces tapisseries dont les compositions naïves font encore notre étonnement; là où elles manquaient, des branches de feuillage les remplaçaient. Les fleurs et la verdure se trouvaient partout, , sous les pieds comme sur la tête des convives, que couvraient des chapels de roses, ces fleurs ayant la réputation de conjurer les dangereux effets de l'ivresse.
Quant à la table, elle offrait aux regards un spectacle vraiment féerique. L'huissier de la salle, sa verge de bois blanc à la main, était allé chercher le grand pannetier, le grand échanson et leurs accolytes, qui tous avaient procédé à la préparation du festin, selon le cérémonial habituel. Sur les tables, on étendait une double nappe; "celle de dessus était pliée de telle façon que cela ressemblait fort à quelque rivière ondoyante qu'un petit vent fait doucement soulever, car parmi plusieurs plis on y voyait force bouillons." Le milieu était occupé par un surtout, appelé dormant, qui représentait une pelouse verte, et qui, sur les bords de son pourtour, offrait de grandes plumes de paon et des rameaux verts, auxquels on attachait des violettes ou d'autres fleurs odorantes. Du milieu de la pelouse s'élevait une tour argentée avec ses créneaux: elle était creuse et formait une sorte de volière où l'on enfermait divers oiseaux vivants, dont la huppe et les pieds étaient dorés. Le donjon, doré aussi, portait des bannières aux armoiries de l'amphitryon et de ceux de ses convives qu'il voulait honorer. Un coup d’œil non moins extraordinaire était celui offert par les dressoirs richement chargés de tapisseries tendues et de drap d'or et d'argent, où le fini du travail l'emportait encore sur le prix de la matière elle-même.
Rien de plus commun autrefois, que la vaisselle d'or et d'argent, qui formait le principal luxe des princes et des seigneurs; ils s'en faisaient suivre partout, dans les camps et jusqu'en terre sainte. Dans leurs mains, c'était une véritable monnaie qui leur servait à payer leurs troupes ou à acquitter leur rançon; en 1204, les Croisés se trouvant à Venise et n'ayant plus d'argent pour payer les galères qui devaient les conduire en terre sainte, vendirent leur argenterie. 
En temps ordinaire, elle brillait sur les dressoirs, où on allait les quérir pour les placer sur la table. Il n'en fallait pas peu pour des festins semblables, et c'est par centaines que l'on comptait les plats d'or et d'argent employés dans ces circonstances.
Le dernier soin à prendre, celui qui complétait les préparatifs, consistait à apporter en grande cérémonie la nef à la place des convives qui méritaient cet honneur. La nef était un vase d'or ayant la forme d'un navire; il contenait le couteau, la fourchette, le sel et le poivre; ces divers objets étaient renfermés sous clef, ce qui plus tard fit donner à cet ustensile le nom de cadenat. Son invention avait pour but de prévenir les empoisonnements souvent tentés sur les princes. C'est dans la même intention que les écuyers servants du prince embrassaient sa serviette et son couteau avant de le lui offrir, goûtaient le pain, le vin, la viande, et qu'enfin l'écuyer tranchant mangeait debout, en même temps que lui, de la viande qu'il venait de lui offrir au bout d'un couteau. Le cadenat était un honneur réservé aux souverains et aux princes de sang.





Tout étant ainsi préparé, et après un dernier coup d’œil sur l'ensemble, on cornait l'eau, c'est à dire qu'on annonçait le dîner au son du cor; comme avant le repas, on se lavait les mains, l'expression de corner l'eau était restée pour dire annoncer le dîner. Le maître du château passait alors dans la salle du festin, entouré de ses nombreux convives, que des huissiers conduisaient chacun à leur place, et auxquels des pages  versaient de l'essence de rose sur les mains, en leur présentant une serviette peluchée pour s'essuyer. La galanterie avait imaginé de placer les convives par couples; homme et femme, et l'habileté consistait dans l'ingéniosité du choix. Les deux personnes qui étaient placées ensemble, n'avaient à elles deux, pour chaque mets, qu'une assiette commune, ce qui s'appelait manger à la même écuelle.
Lorsqu'une châtelaine voulait honorer un brave chevalier que le hasard avait rendu son hôte, elle le faisait manger dans son écuelle, comme aujourd'hui une maîtresse de maison prend, pour passer à table, le bras de celui qu'elle veut honorer. Après le Benedicite, dit par le chapelain, chacun prenait place, et l'ensemble de la table offrait un coup d’œil saisissant. Tout au fond, sous un dais de velours et d'or, l'amphitryon avec ses hôtes auxquels leur rang assignait cette place de distinction. Échelonnés le long de deux longues tables, des chevaliers aux armures resplendissantes par dessus lesquelles était passée une cotte de soie ou de velours richement brodée, des dames couvertes d'hermines et la tête chargée du hennin, haute coiffure d'où pendait un voile blanc. Outre les lustres qui descendaient du plafond, deux cents pages  et valets tenant des torchères dans une immobilité de statue; une armée d'écuyers, de pages, de valets, posant les plats sur la table, ou bien courant au dressoir remplir de vin et d'eau les coupes de cristal émaillé que leur tendaient les convives; dans les tribunes, sous la porte et le long des fenêtres les têtes de milliers de curieux venus pour assister à ce singulier spectacle; et enfin, aux quatre coins de la salle des ménétriers, montés sur des bœufs revêtus d'écarlate, et portant à la main de longues trompes dont ils sonnaient de temps en temps.
Le premier service se composait uniquement d'hypocras blanc et de rôties destinées à aiguiser l'appétit et à préparer l'estomac. Le second, plus substantiel, était en partie déjà sur la table; il consistait en un civet de cerf, un quartier de lièvre qui avait passé une nuit dans le sel, un poulet farci et une longe de veau. Ces deux derniers objets étaient couverts d'un brouet d'Allemagne, de rôties dorées de dragées et de grenades. Toutefois, ce n'était qu'une partie du mets; car alors un service s'appelait un mets; à chaque extrémité de la table, il y avait un énorme pâté, surmonté de plus petits, qui lui servaient de couronnes. La croûte des deux grands étaient argentée tout autour et dorée en-dessus; chacun d'eux contenait un chevreuil entier, un oison, trois chapons, six poulets, six pigeons, un lapereau, deux livres de graine, vingt-six jaunes d’œufs durs couverts de safran et lardés de clous de girofle.
On changeaient ensuite les services de tous les convives; puis le troisième service, celui des rôtis, était annoncé par les trompettes et apporté par des écuyers à cheval, précédés du maître-queue, lequel remplissait ce jour-là un rôle important. Ce service se composait de faisans, perdrix, lapins, hérons, outardes, bécasses, cygnes, chevreau sauvage et cerfs.
A ce moment du repas avait lieu quelquefois un incident des plus caractéristiques. Un héraut d'armes entrait dans la salle, il se dirigeait vers un des chevaliers, tranchait la nappe devant lui, lui reprochait tout haut félonie et couardise, et se retirait comme il était venu. A un festin donné par Charles VI, un héraut vint trancher la nappe devant le comte Guillaume de Hainaut, lui disant qu'un prince qui ne portait pas d'armes n'était pas digne de s'asseoir à la table du roi. Guillaume surpris, répliqua qu'il portait la lance, le heaume, l'écu, comme les autres chevaliers.
"Non, Sire, cela ne se peut, répliqua le héraut, vous savez que votre grand-oncle a été tué par les Frisons, et que, jusqu'à ce jour, sa mort est restée impunie. Certes, si vous possédiez des armes, depuis longtemps elle serait vengée."
Cette terrible leçon opéra son effet, et le comte Guillaume tira vengeance des Frisons.
Le quatrième service était composé spécialement d'oiseaux; tous ceux servis sur la table avaient le bec et les pattes dorés. Ce service donnait ordinairement lieu à une cérémonie qui peint on ne peut mieux les mœurs chevaleresques. Tout à coup, au son des instruments, on voyait la femme, la plus belle et la plus élevée en rang de la société, s'avancer suivie d'un nombreux cortège de dames et de chevaliers; elle portait sur un plat d'or un paon rôti, mais revêtu de toutes ses plumes et le bec doré. Cet animal, qualifié du nom de noble oiseau, et dont la chair était regardée comme la nourriture des fiancés, comme la viande des preux, était le mets le plus estimé, et ne manquait jamais de paraître sur la table aux circonstances solennelles. 



La dame déposait le paon devant le convive le plus noble de la société; s'il y avait eu tournoi, devant le vainqueur. C'était lui qui était chargé de le découper, et ils devait faire en sorte que chacun ait sa part, quelque fût le nombre des convives. Enflammé par l'honneur qu'il recevait, le chevalier se levait, et, la main étendue sur l'oiseau, faisait à haute voix le vœu d'accomplir une prouesse qui pût augmenter encore l'estime qu'on avait pour lui. Il passait le plat aux autres convives qui l'imitaient, et qui, pour le surpasser, s'engageaient dans des entreprises téméraires qui nous paraissent aujourd'hui une fiction, tandis qu'elles sont bel et bien une réalité.
Le septième service se composait de tartes, darioles, plats de crèmes, oranges et citron confits, hypocras rouge avec oublies, épiceries, confitures faites en façons de lions, cygnes, cerfs et autres animaux. L'art du pâtissier était porté fort loin, et les pièces montées formaient de vrais chefs-d'oeuvre portant les armoiries du maître de la maison. On ne servait pas de fruits, qu'on regardait comme trop froids pour l'estomac, et lorsqu'on en mangeait c'était au commencement du repas.
Ici se place l'entremets qui joue un si grand rôle dans les festins de cette époque. On appelait ainsi un divertissement qui arrivait à la fin du repas, et dont l'usage était venu des Romains qui avaient l'habitude de faire combattre des gladiateurs ou danser des ballerines. Longtemps, les jongleurs, les trouvères, les ménestrels furent la seule ressource avec leurs contes, leurs chansons, leur tour de force. Mais bientôt on imagina de faire venir des machines dans la salle même du festin, et de faire jouer devant les convives des pièces allégoriques. Ces représentations dramatiques tournaient ordinairement sur ce qui se passait en terre sainte, et avaient pour but d'engager les spectateurs à se croiser. Une des plus fréquentes était la conquête de Jérusalem, qui avait deux actes. Le premier offrait un vaisseau joliment peint, ayant châtel devant et derrière, et garni de mâts, voiles, agrès, comme un navire prêt à sortir du port. Il avait un équipage complet, au milieu duquel on distinguait Godefroy de Bouillon et Pierre l'Ermite. Au moyen de certaines machines mises en jeu par des hommes cachés à l'intérieur, le navire se mettait en marche, et faisant un demi-cercle, allant du côté droit de la salle au côté gauche. Là était la seconde décoration qui formait le second acte. Elle représentait la ville et le temple de Jérusalem; l'une avec ses murs garnis de tours et de créneaux; l'autre avec une tour fort haute, du sommet de laquelle un Sarrazin appelait le peuple à la prière. Les gens du navire mettaient pied à terre et attaquaient; ceux de la ville montaient sur les murailles pour se défendre. A la suite d'une lutte acharnée, les chrétiens restaient vainqueurs, et Godefroy de Bouillon plantait son drapeau sur les murailles.
Les décors qui avaient servi à l'entremets s'abîmaient sous terre, emportés par les puissantes machines qui les avaient amenés, car l'art de la mécanique était déjà fort développé, et souvent les tables s'élevaient du sous-sol toutes servies. Alors le plafond, qui représentait le ciel avec des nuages, s'entr'ouvrait laissant tomber sur les convives une pluie d'eau de rose et de dragées; c'était le dernier service composés d'épices et de vin aromatisés, ainsi que de vins-liqueurs, tel que l'hypocras, le nectar, le clairet, les vins de cerises, de groseilles, de framboises, de grenades et de mûres; ce dernier, très célèbre sous le nom de mori, joue un très grand rôle dans les romans du treizième siècle. Ensuite on donnait à laver les mains, on disait les Grâces, et le repas était terminé.
Ces repas avaient lieu ordinairement à dix heures du matin, heure habituelle du dîner à cette époque, selon ce vieux dicton qui résume en trois lignes la manière de vivre de nos pères:

Lever à six, disner à dix,
Souper à six, coucher à dix,
Font vivre l'homme dix fois dix;

Au siècle suivant, le dîner retarda d'une heure, et sous Louis XIV, il était à midi; la régence le recula jusqu'à deux heures, et en 1782, il était tombé jusqu'à quatre, dernière limite pour ceux qui voulaient aller au spectacle, les théâtres commençant leurs représentations à cinq heures.

                                                                                                                       Adrien Desprez.

PS: Les deux gravures que nous donnons sur ce sujet sont tirés du très-curieux ouvrage de M. Paul Lacroix: Moeurs, usages et costumes du moyen âge. La seconde représente un festin d'apparat avec le service du paon sur la table; les personnages qui sont debout, sur la gauche du tableau, forment le cortège qui vient d'amener le noble oiseau. C'est un fac-simile d'une gravure sur bois du Virgile, publié à Lyon en 1517.
La première fait partie d'une collection de planches dessinées par Albert Dürer, en 1512, sous ce titre: Triomphe de l'empereur Maximilien 1er. Elle représente les officiers de bouche et de chambre de la cour impériale. Le tailleur tient de larges ciseaux à la main, le barbier porte des rasoirs; le maître-queue montre triomphalement la cuiller à pot qui lui servait à déguster les sauces et à corriger les marmitons indociles; enfin l'échanson porte avec respect le hanap dans lequel il offre à boire à l'empereur. Ces riches costumes et ces chapeaux à plumes ne sont point pour la parade, ils appartiennent de droit à ces grands officiers qui sont réellement les plus nobles seigneurs de l'empire. Dans les idées féodales, ce service de domesticité n'avait rien d'humiliant; et lorsque le pape montait à cheval, c'était l'empereur qui lui tenait l'étrier.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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