La
bêtise des hommes
et
l'esprit des bêtes.
Les
animaux n'ont pas toujours passé pour des bêtes, même aux yeux des
savants et des penseurs. On objectera que les savants et les penseurs
d'autrefois étaient des ignorants et des rêveurs auprès des
savants et des philosophes de nos jours. Je répondrai que ce
jugement me semble un peu sévère et que ceux qui le portent
seraient peut-être fort déconcertés s'ils savaient quels
respectables personnages ils condamnent ainsi sans s'en douter.
Je
ne parlerai pas des naturalistes de l'antiquité, de Pline, par
exemple, qui attribuait au lion "de la clémence envers les
suppliants" et à l'éléphant "l'amour de la gloire,
l'honnêteté, la justice, la prudence et le sentiment religieux".
Mais je pourrais citer des Pères de l'Eglise et des saints qui
n'avaient pas moins d'estime pour les animaux, qui ne dédaignaient
pas d'entrer en communication avec eux, de les prendre pour
compagnons ou pour auxiliaires, qui leur parlaient et savaient s'en
faire obéir. Ce n'est que bien plus tard que des philosophes et des
théologiens orgueilleux se sont avisés de développer leur belle
théorie des animaux-machines.
Tertullien,
dans son traité de l'Oraison dominicale, dit expressément
que toutes les créatures prient et rendent hommage au Créateur. Au
moyen âge, les animaux jouent un grand rôle dans les croyances
religieuses, dans les superstitions et dans les pratiques de la magie
et de la sorcellerie. Un théologien du quinzième siècle, Félix
Hemmerlein, connu sous le nom de Malleolus, rapporte que,
de son temps, beaucoup de gens à la campagne vouaient leurs cochons
à saint Antoine et s'en trouvaient bien. Saint Blaise était,
disait-on, le patron des cerfs, des daims et des chevreuils, et ces
animaux accouraient du fond des bois sur son passage pour recevoir sa
bénédiction qui était pour eux un sûr préservatif contre les
attaques des loups et des autres carnassiers.
Les
vieux auteurs citent plusieurs exemples du pouvoir miraculeux que les
saints avaient le don d'exercer sur les animaux et particulièrement
sur les animaux nuisibles. J'en reproduirai seulement quelques-uns.
Saint-Hugues,
évêque de Grenoble au onzième siècle, étant à Aix-les-bains,
les habitants vinrent implorer son secours contre les serpents
qui infestaient le pays; Saint Hugues excommunia ces reptiles qui ne
périrent pas, mais devinrent inoffensifs.
Les
serpents s'étaient aussi multipliés d'une façon gênante dans la
vallée de Briançon. Les moines du pays ne savaient comment lutter
contre ce fléau, lorsque leur bonne étoile amena vers eux saint
Eldrad. Ils lui exposèrent leur cas.
"Ne
vous inquiétez pas, mes bons Pères, leur dit le saint, je me charge
de vos serpents."
Il
se mit aussitôt en prière, puis il somma les serpents de
comparaître devant lui, et en quelques instants, il fut entouré
d'une multitude innombrable de vipères. Il prit son bâton et leur
fit signe de le suivre. Les vipères obéirent. Il les conduisit
jusqu'à une profonde caverne qui se trouvait à quelque distance et
leur enjoignit d'y entrer. Les vipères obéirent encore et
disparurent pour toujours. Ailleurs, ce sont des rats qu'un saint
évêque emmène ainsi jusqu'au sommet d'un promontoire d'où il leur
ordonne de se jeter à la mer. Les rats se mettent bravement à la
nage et traversent le bras de mer qui sépare la terre ferme d'une
petite île déserte, où ils restent confinés.
Ce
sont là, sans doute, des faits miraculeux ou légendaires; mais j'en
puis invoquer d'autres qui prouvent qu'au moyen âge et jusqu'à une
époque assez rapprochée de la notre, les animaux furent considérés
et traités comme des êtres conscients et responsables. Et
lorsqu'ils causaient aux homme un dommage quelconque, ou qu'ils se
trouvaient associés à des actes coupables commis par des personnes,
on ne se faisait faute de les traduire devant les juridictions
compétentes, de les juger et de les condamner conformément aux lois
et édits en vigueur. De là, de nombreux procès civils et criminels
intentés aux animaux depuis le onzième jusqu'au dix-huitième
siècle. Les procès criminels nous montrent la justice d'autrefois
sous un aspect à la fois odieux et grotesque. Les animaux qu'on y
voit figurer sont principalement des porcs, des boucs, des chèvres,
des mulets, des chevaux, des chats, des chiens, des coqs. Ils
sont arrêtés, mis en prison; ils comparaissent devant
le tribunal; comme ils ne répondent pas, on leur applique bel et
bien la question, et leurs cris de douleur sont tenus
pour des aveux. Le procès se termine le plus souvent par une
sentence de mort, et l'exécution a lieu en cérémonie, après
lecture donnée au coupable de l'arrêt qui le condamne.
Berriat-Saint-Prix,
l'éminent jurisconsulte, a relevé à peu près tous les procédés
de ce genre qui ont eu lieu depuis le douzième jusqu'au seizième
siècle inclusivement, et il a donné le texte des sentences
prononcées, avec le compte des frais de la procédure et de
l'exécution; En voici quelques exemples:
En
1268, un porc fut brûlé à Paris par arrêt des officiers de
justice du monastère de Saint-Geneviève, pour avoir tué un enfant.
En 1368, une truie est condamnée par le juge de Falaise à être
mutilée à la jambe et à la tête, puis pendue, pour avoir déchiré
au bras et au visage, puis tué un enfant. C'est on le voit, la peine
du talion. La truie fut exécutée en habit d'homme sur
la place de la ville; l'exécution coûta dix sols six deniers, plus
un gant neuf donné à l'exécuteur.
En
1474, un coq est condamné au bûcher par le magistrat de Bâle, en
Suisse, pour avoir pondu un œuf. L’œuf fut brûlé
aussi.
En
1499, c'est un taureau, coupable du meurtre d'un enfant de quatorze à
quinze ans, qui est condamné au gibet par le bailliage de l'abbaye
de Beaupré, de l'ordre de Cîteaux, près Beauvais. Dans la même
année, un jugement rendu par le bailli de l'abbaye de Josaphat, près
Chartres, condamne aussi à la potence un porc âgé de trois mois,
qui a mis à mort un enfant de dix-huit.
Au
contraire des procès criminels, les procès civils contre les
animaux témoignent d'une douceur de mœurs singulière, d'un
sentiment profond d'équité et de mansuétude à l'égard de toutes
les "créatures de Dieu". On parle aux bêtes avec la
conviction qu'elles entendront raison; au lieu de les détruire
brutalement, et avant même d'instrumenter contre elles, on leur
offre des arrangements amiables; et lorsqu'on les condamne, ce n'est
pas sans compensation, car, on le reconnait: "Il faut que tout
le monde vive".
L'histoire
judiciaire nous a conserve le compte rendu exact et détaillé de
plusieurs de ces procès, dirigés contre des charançons, des
hannetons, des cantharides, des mulots, des taupes. Toutes les
formalités y sont scrupuleusement observées; les défendeurs avaient
leur avocat, comme les demandeurs, et de Thou assure que Barthélémy
Charrancé, jurisconsulte des quinzième et seizième siècles, dut
le commencement de sa fortune à un procès où il avait éloquemment
plaidé pour des rats. Les arrêts portaient, en général, que
les délinquants seraient sommés de vider les lieux envahis et
dévastés par eux, et qu'en cas de refus, ils seraient excommuniés,
ce qui signifie sans doute mis hors la loi et voués, par conséquent,
à l'extermination.
Avant
donc d'en venir contre les "insectes des champs" à cette
dure extrémité, on leur adressait une mise en demeure, une
admonestation ainsi conçue: "Tu es une créature de Dieu; je te
respecte. La terre t'a été donnée comme à moi; je dois vouloir
que tu vives. cependant, tu me nuis, tu empiètes sur mon héritage,
tu détruis ma vigne, tu dévores ma moisson, tu me prives du fruit
de mes travaux. Peut-être ai-je mérité ce qui m'arrive, car je ne
suis qu'un malheureux pécheur. Quoiqu'il en soit, le droit
du fort est un droit inique. Je te montrerai tes torts,
j'implorerai la divine miséricorde; je t'indiquerai un lieu où tu
puisses subsister; il faudra bien alors que tu t'en ailles; et si tu
persistes, je te maudirai."
Convenons
que cette naïveté touche au sublime et que jamais le respect de la
justice universelle ne fut poussé plus loin et exprimé dans un
langage plus noble et plus touchant. Et ce qu'il y a de curieux,
c'est que les insectes, les rats ou autres bestioles malfaisantes,
venant parfois à disparaître peu de temps après que la sentence
lui avait été signifiée, on ne manquait pas d'attribuer ce fait
purement fortuit à leur respect pour la magistrature. Malleolus,
Chassanée, Charier, auteurs qui peuvent passer pour sérieux,
affirment gravement qu'en mainte occasion les arrêts de la justice
contre les "insectes des champs" eurent une pleine
efficacité. O sancta simplicitas!
A. M. Dufrénoy.
Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.
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