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mercredi 23 août 2017

L'usine à déjeuners.

L'usine à déjeuners.


Au fond d'une cour, près des grands boulevards, un industriel a fait construire pour cent cinquante mille francs, un hall immense où vont absorber leur quotidienne nourriture deux mille cinq cents employés  et commis de magasins. C'est la parfaite usine à déjeuners. Elle transforme en petits plats, du matin au soir, deux veaux, quinze gigots, cent cinquante kilos de bœuf ou de mouton, cinq cents livres de pomme de terre, cent livres de haricots, cinquante kilos de poissons, sans compter les menues distractions de bouche.
Nul restaurant au monde ne saurait fournir, à bas prix, une nourriture aussi hygiénique que la mangeaille servie par la maison X... à ses clients.
De dix heures du matin à deux heures de l'après-midi, et, le soir, de six à neuf, l'usine fonctionne en un bruit formidable de mâchoires, de chocs de verres, de cliquetis de fourchettes et de tintement de sous soldant les additions. Mais il faut la visiter à midi, l'heure du "coup de feu" pour l'admirer dans toute son action.

Comme en Amérique.

La vaste salle s'étend, fort propre, sous un plafond vitré aux lames de verre dépoli, coquette même en ses lambris blancs ornés de glaces gigantesques. Peu ou pas de chaises. Des bancs cirés fixes, entourent de petites tables de marbre, offrant à chaque client à peu près soixante quinze centimètres de large pour le bon fonctionnement de ses coudes. Vingt huit garçons desservent chacun une rangée d'une de ces tables, destinées à recevoir davantage de visiteurs qu'un banquette de l'omnibus Madeleine-Bastille.
A midi toutes les places sont occupées. Vingt ou trente personnes errent sous le hall, à la recherche des clients arrivés au terme de leur repas. Elles se penchent sur les épaules des déjeuneurs, regardent familièrement ce que contiennent les assiettes. Hommes et femmes se postent debout, près du Parisien dont elle souhaite occuper le siège. Et l'on voit de jeunes femmes en corsage tendre monter la garde derrière de vieux et placides employés qui n'en finissent pas de rouler leur serviette.



Eux ne se hâtent point, insoucieux de galanterie. C'est très américain, très moderne, très... chacun pour soi.
Autour du comptoir où six demoiselles disposent les desserts sur de minuscules assiettes, les garçons bourdonnent comme des mouches autour d'un morceau de sucre. Quatre ou cinq plats, posés en équilibre sur la longueur de leur bras gauche, ils vont, à travers les gens qui posent, qui sortent, qui entrent, avec des tours de hanches adroits dignes d'un équilibriste. A peine laissent-ils tomber sur les jupes de leurs clientes dix gouttes de sauce par journée. A récolter un sou ou deux par couvert, ces serviteurs acrobates gagnent quinze francs par jour.

Ici, on ne fume pas.

Ne fréquente là que des gens désireux de manger pour vivre. On ne digère pas à table dans ce restaurant express. Cela nuirait au service! Le patron a trouvé, d'ailleurs, un expédient ingénieux pour rappeler à sa clientèle qu'elle doit faire vite. De petits écriteaux fixés, de loin en loin, sur les parois, expriment cet avis:
On est prié de ne pas fumer de 11 heures à 1 heure et de 6 heures à 10 heures.
En proscrivant cigares et cigarettes, le restaurateur pousse gentiment à la rue les hommes dont l'estomac est satisfait. Et les femmes s'attardent le moins longtemps possible dans cette immense salle où personne n'a le loisir de rendre hommage à leur grâces! C'est très Chicago, vraiment!
En guise d'expérience, j'ai mangé là des choses fort saines, cuites je ne sais comment. La viande ne recèle aucun parfum, aucun fumet. Les énormes ventilateurs électriques, qui renouvellent sans cesse l'atmosphère du hall, semble aspirer tout ce que les plats contiennent d’arôme. Mais les clients de la maison X... se contentent d'absorber les éléments chimiques nécessaires à l'entretien de leur individu.

L'idée de l'ancien boucher.

Me faisant vis-à-vis, un joli commis, vingt ans, faux-col très haut, cravate pincée selon les dernières exigences de la mode, exhibait à sa boutonnière, une rose-thé qui valait bien dix sous. J'ai transcrit l'addition que paya cet élégant. Là voici:

Serviette............0,05
Pain...................0,10
Maquereau........0,50
Carafon de vin...0,20

            Total.......0,85

Pour dix sept sous, mon voisin absorbe assez de nourriture pour continuer à promener sa jolie figure dans le monde. 




Grâce à M.X..., restaurateur moderne, il mange du poisson frais en compagnie supportable, et saura, à la fin du mois, contenter son tailleur. dépenser peu et paraître très chic ou très riche, n'est-ce pas là une nécessité de la vie moderne.
Les prix de M. X... sont assurément les plus modiques que l'on puisse souhaiter. Aussi frappe-t-il d'une taxe de deux sous tous les clients trop hydraphiles. Tant pis pour les Parisiens qui ne veulent pas tâter de son vin à 10 francs l'hecto.
J'ai rendu visite au directeur de l'usine à déjeuner. Au milieu de ses douze cuisiniers voués à un blanc immaculé, ce gargotier américain a bien voulu me livrer le secret qui constitue la fortune de son établissement.
- J'ai de l'argent, m'a-t-il dit. - c'est ma force! Ancien boucher, je puis acquérir de la viande saine qui ne me coûte pas trop cher. Et j'occupe deux garçons à parer, tailler, tout le jour durant, mes morceaux de bœuf et de mouton. Les bêtes accrochées aux crocs de ma "dépense" me livrent tous leurs morceaux. Rien ne se perd.
"Je consens, d'ailleurs, pour maintenir ma clientèle, à donner sur mon menu deux ou trois plats coûteux, des plats de luxe.
Je ne gagne rien sur quinze cents repas. Si j'en sers deux mille cinq cents, je perçois quelques centaines de francs de bénéfice. Faire grand, tout est là."
Il me quitta brusquement pour recevoir de ses fournisseurs de marée six douzaines de langoustes.
Seigneur, gardez-moi (je suis un égoïste, hélas!) gardez-moi la vieille soupière des familles qui fume et qui fleure bon pour quatre ou cinq personnes seulement.

                                                                                                                        Léon Roux.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, 2 avril 1905.


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