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mardi 1 août 2017

Comment Strasbourg eut un théâtre.

Comment Strasbourg eut un théâtre.

Le premier théâtre qu'il y eut à Strasbourg fut construit dans les dernières années du dix-septième siècle. Les circonstances qui y ont donné lieu sont assez curieuses pour qu'on en conserve le souvenir.
Il y avait à Strasbourg un riche bourgeois d'une avarice qui était passée en proverbe. L'argent était tout pour lui et lui était plus cher encore que la vie.
Lors de la réunion de l'Alsace à la France, Louis XIV avait décrété la création d'une pièce de monnaie nouvelle, dont la valeur était de huit sous. L'avare en question s'était épris de ces petites pièces neuves et il en avait réuni une si grande quantité qu'il était parvenu à en former une somme de 60.000 écus qu'il avait enfouie dans sa cave, contenue dans plusieurs coffres-forts qu'il allait visiter tous les jours. Il passait au sein de son trésor les heures les plus heureuses et les mieux remplies de sa journée. Jamais, dit-on, amant n'a contemplé sa bien-aimée avec des yeux plus tendres, que lui, ses petites pièces de huit sols.
Sa joie et son bonheur s'évanouirent subitement un beau matin, au son d'une trompe qui annonçait la teneur d'un nouvel édit du roi. En raison d'une opération de finance assez commune en ce temps-là, et qui devait jeter quelques millions dans sa cassette, le roi réduisit à six sols la valeur primitive et réelle de ces pièces de huit sols. Notre homme ne put tenir contre cet arrêt fatal qui lui faisait perdre d'un seul coup 45.000 livres. Il se livra au désespoir le plus outré: il pleura, s'arracha les cheveux, courut par la ville en criant qu'il était ruiné. Puis, enfin, il rentra chez lui et se pendit, plutôt que de supporter un aussi grand chagrin.
Or, cet homme n'avait pas d'héritiers et, à la nouvelle de sa mort, les magistrats de la ville se transportèrent chez lui et prirent possession de son trésor au nom de la commune de Strasbourg.
Après délibération du conseil, il fut résolu que l'argent délaissé par l'avare serait employé à construire une salle de spectacle.
Les magistrats jugèrent apparemment qu'il était bon que cet argent, qui avait occasionné une si triste et si déplorable folie, fut employé à des folies plus gaies et, après tout, plus raisonnables, dont l'effet serait de fournir un remède à la mélancolie, dans le cas où il plairait encore au roi d'augmenter la valeur des monnaies pour la diminuer ensuite.
Cette salle de spectacle servit jusqu'aux premières années de ce siècle, époque où l'on en construisit une plus vaste et plus commode qui existe encore.

                                                                                                                      A. de L.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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